Pourquoi les Français sont encore nombreux à zapper la smart TV
Si les Américains sont friands de télévision connectée, cette technologique qui permet de passer par la télévision pour accéder à des services Internet, les Français lui préfèrent leur box.
Un rapide coup d'œil à la homepage d'Adexchanger, Digiday et autres médias anglo-saxons spécialisés dans la publicité digitale permet de s'en rendre compte. Nos homologues outre-Atlantique n'en ont que pour la CTV, un acronyme de trois lettres qui renvoie à un marché de près de 11,36 milliards de dollars d'investissements publicitaires aux Etats-Unis en 2021, selon eMarketer. Mais la CTV, c'est quoi concrètement ? "C'est d'abord un device, la télévision, qui est connecté à Internet et permet d'accéder à du contenu télévisuel en streaming ou en over-the-top (OTT)", répond Sébastien Robin, expert indépendant sur tous les sujets liés à la pub TV digitale. L'utilisateur accède à un portail d'applications via un bouton présent sur la télécommande. Des services y sont proposés par défaut, s'ils ont noué un accord avec le fabricant de la télévision concernée et les autres sont disponibles au téléchargement depuis le store. Parmi les plus populaires, on peut citer Youtube et Netflix bien sûr, mais aussi Disney+, Prime Video, MyCanal, Pluto TV ou Molotov. Autant d'acteurs qui proposent du contenu vidéo gratuitement ou via un abonnement.
La TV connectée, c'est donc un device, la smart TV, qui peut se connecter à Internet… Mais ce n'est pas que ça. Ce sont aussi des consoles de jeux, comme la Xbox ou la PS5, qui permettent également d'accéder aux principaux services de vidéo à la demande du marché, et des sticks, comme Chromecast de Google ou Fire TV d'Amazon et des boitiers Android TV, que l'on peut brancher à sa télévision pour faire de même. Voilà pour la définition. Qu'en est-il des usages ? En France, c'est plutôt flou ! Sébastien Robin, consultant spécialisé en pub TV digitale, renvoie au nombre de smart TV vendues aujourd'hui dans l'Hexagone. "On estime que 95% des télévisons vendues, soit entre 4,5 et 5 millions de téléviseurs par an, sont des TV connectées", chiffre-t-il. Difficile pour l'expert de nous en dire plus… Car si l'on ne manque pas de données sur le nombre de foyers équipés d'un téléviseur qui peut se connecter à Internet, on a en revanche moins d'informations sur ceux qui le font vraiment.
Il faut, de fait, aller fouiller dans l'Observatoire de l'audiovisuel réalisé tous les six mois par le CSA, pour trouver quelques chiffres. On y apprend que 81% des foyers équipés d'une TV disposaient bien d'un téléviseur connecté au second semestre 2020. Mais on y apprend aussi que la grande majorité passe par l'interface de la box pour consommer du contenu replay ou VOD via l'IPTV. 81% des foyers équipés d'une TV connectée étaient dans ce cas de figure. Ils étaient deux fois moins nombreux, soit 40%, à dire passer par l'interface leur Smart TV et le protocole HBBTV. Un pourcentage en hausse sur deux ans (+ 7 points) mais qui reste donc bien en deçà de ce que l'on voit aux Etats-Unis, où le ratio dépasse 80%, selon eMarketer. "Les Français ont beau être de plus en plus souvent équipés d'une smart TV, ils continuent d'utiliser, par habitude, le portail de leur opérateur pour regarder la télévision ou télécharger les applications de leurs services vidéos préférés", résume Emmanuel Crego, DGA de l'agence Values Media.
"Les Français ont beau être de plus en plus souvent équipés d'une smart TV, ils continuent d'utiliser le portail de leur opérateur pour regarder la télévision ou télécharger les applications de leurs services vidéos préférés"
Encore une de ces exceptions culturelles dont la France est si friande. "Les opérateurs télécoms ont une mainmise sur l'accès à la télévision que l'on ne voit nulle part ailleurs", observe Sébastien Robin. Une mainmise qui remonte à une bonne vingtaine d'années, lorsque Orange, Bouygues Telecom et SFT ont, sous l'impulsion du nouvel arrivant Free, commencé à proposer des offres triple-play (Internet, télévision et téléphone) à des prix plutôt abordables, entre 30 et 50 euros par mois. Des offres qu'ils ont su enrichir au fil des années, qu'il s'agisse d'y ajouter le replay des principales chaînes gratuites et l'accès à des bouquets payants comme Canal+ ou aux nouveaux services SVOD. Des offres qui n'ont rien à voir avec celles proposées aux Etats-Unis où les câblo-opérateurs fournissent des packages similaires… pour quatre à cinq fois plus cher.
"Il faut compter entre 100 et 200 dollars aux Etats-Unis pour un abonnement comprenant l'accès à Internet, la télévision et des contenus payants", confirme Sébastien Robin. Un tarif jugé prohibitif par une bonne partie de la population américaine - les cord cutters - qui ont, comme leur nom l'indique, décidé de "couper le câble" de leur opérateur en même temps que leur écran de télévision est devenu plus intelligent. Une fois leur smart TV à la maison, ces consommateurs d'un nouveau genre se contentent d'une connexion Wifi bien moins coûteuse et d'achats à la carte de services over-the-top comme Netflix, Hulu ou Prime Video. Autant de services auxquels ils accèdent directement depuis leur TV connectée.
"L'accessibilité de l'offre triple play des opérateurs fait qu'en France, on a beaucoup moins observé ce phénomène", résume Emmanuel Crego. A quoi bon aller sur le portail de sa smart TV quand on a déjà tout au sein de la box ? D'autant que cette dernière reste la porte d'entrée de certains services comme les applications de replay de TF1 et M6. Impossible, en effet, d'accéder à MyTF1 ou 6Play depuis le portail de quelque TV connectée que ce soit. La renégociation (musclée) des accords de distribution entre Orange, Bouygues Telecom, SFR, d'un côté, TF1 et M6, de l'autre, a été l'occasion, pour les premiers, d'introduire une clause d'exclusivité. "Les telcos ont exigé de TF1 et M6 qu'ils ne proposent pas d'application pour TV connectée", explique un connaisseur du marché. Une exigence que les telcos justifient par le montant reversé chaque année au duo pour continuer à distribuer ses chaînes, entre 10 et 15 millions d'euros par an. Pas de MyTF1 ou de 6 Play sur le portail de Samsung ou LG donc. "Cela peut être rédhibitoire pour une bonne partie de la population au vue de la puissance de frappe de ces deux mastodontes de la télévision", selon notre expert.
"Les telcos ont exigé de TF1 et M6 qu'ils ne proposent pas d'application pour TV connectée"
C'est surtout pour les telcos "un moyen de garder l'abonné dans l'écosystème opérateur plutôt que de le voir se tourner vers l'OTT pour regarder Canal + ou Netflix", analyse Gilles Pezet. Garder la main sur tout ce qui touche à la distribution de chaînes payantes et services de SVOD, c'est protéger une activité qui reste très lucrative. Les telcos touchent entre 10 et 30% des abonnements souscrits et ils font tout ce qu'il faut protéger cette manne. A commencer par s'assurer des bonnes grâces des chaînes gratuites… Le développement d'une offre de TV segmentée, conjointement avec TF1, France Télévisions ou M6, participe de cette volonté de garder la main. En permettant à ces dernières d'adresser des publicités adressées aux foyers français équipés de box, les telcos leur donnent accès à une nouvelle manne financière (entre 120 et 220 millions d'euros en 2023 selon Oliver Wyman) en même temps qu'ils s'assurent de leur bonne coopération sur le long terme.
"La collaboration entre les chaînes de télévision et les telcos dans le cadre de la TV segmentée, c'est du win-win", assure Philippe Boscher, directeur marketing adjoint chez TF1 Publicité. C'est aussi, pour ces acteurs qui partagent des valeurs communes (quand ce n'est pas un actionnaire comme dans le cas de TF1 et Bouygues Télécom ou SFR et BFM TV) un moyen de faire front commun face aux Google, Amazon et cie. "C'est tout l'écosystème french tech qui ressort grandit de cette action commune", poursuit Philippe Boscher. Et d'illustrer les avantages de cette collaboration franco-française : "Quand on échange avec Orange sur la bonne application des nouvelles reco de la Cnil, on se comprend tout de suite. Pas sûr que ce serait aussi fluide avec les fabricants de TV."
"Tant que les telcos proposeront des offres hyper compétitives à des prix raisonnables, il va être compliqué de les désintermédier"
Difficile pour les deux leaders du marché de la Smart TV, Samsung et LG, de faire bouger les lignes. "Tant que les telcos proposeront des offres hyper compétitives à des prix raisonnables, il va être compliqué de les désintermédier", prévient Gilles Pezet. L'expert estime que seule l'émergence d'un service "must have" accessible uniquement via les Smart TV pourrait rebattre les cartes côté usages. "Ça pourrait être un super service AVOD." Qu'en pensent les concernés ? Du côté de Samsung, le leader du marché avec près de 30% des smart TV vendues dans l'Hexagone, on est beaucoup plus optimiste. "Oui, la France a du retard mais il y a une forte accélération dans les usages depuis deux ou trois ans, estime Jérôme Peyrot des Gachons, head of content marketing chez Samsung. Aujourd'hui, 60% de nos clients utilisent une fonctionnalité smart TV quotidiennement."
Le fabricant, qui propose des services comme OCS, RMC Sport, Molotov ou France TV au sein de son store, se défend de toute guéguerre avec les telcos sur le terrain de l'accès au contenu vidéo. "Les opérateurs ont compris que l'OTT était une tendance de fond à laquelle il serait difficile de s'opposer", assure-t-il. Preuve en est, ce partenariat noué avec Bouygues Telecom qui permet aux Français de payer 49 euros pour une Smart TV Samsung qui en vaut 499 euros, à condition qu'ils souscrivent à l'offre Bbox Smart TV. Cette offre triple play leur permet d'accéder à l'ensemble des services proposés habituellement par Bouygues Telecom à une exception près. Ils n'ont pas de box ! Cette dernière est dématérialisée, prenant la forme d'une application affichée au sein de l'écran de la Smart TV et au sein de laquelle on retrouve tous les services proposés habituellement via une box.
"Cette offre est une véritable innovation avec une nouvelle manière d'accéder aux services TV de Bouygues Telecom. Cela permet par ailleurs d'apporter à certains de nos clients de la simplicité dans le processus d'installation", justifie Carmine Muscariello, VP head of broadBand business unit chez Bouygues Telecom. Plus besoin d'installer une set-top box et de la brancher à la TV, un simple routeur Wifi suffit. "Cela fait moins de câbles et de raccordement", ajoute Carmine Muscariello. Pour quel succès ? Le telco ne communique pas sur les performances de son offre mais Carmine Muscariello souligne que "celle-ci s'est enrichie de nouveaux services depuis le lancement, de nouveaux modèles QLED ont fait leur apparition, ce qui prouve sa bonne santé." Une innovation qui en appelle d'autres ? "Nous avons commencé avec Samsung car c'est un partenaire historique et nous observons avec attention les évolutions possibles dans le futur", temporise Carmine Muscariello.
Bouygues Telecom est le seul avec Free, dont l'application dédiée s'appelle Oqee, à avoir lancer une offre de box dématérialisée. Bouygues, qui reste un challenger sur son marché, ne croit pas, pour autant, à la mort de la box physique : "Au rythme où le parc évolue, cette dernière est amenée à occuper une place centrale dans l'accès à la TV pour quelques années encore." L'opérateur ne craint pas plus que les clients de Bbox Smart TV désertent son application centralisée pour télécharger des services comme Netflix et Molotov, directement depuis leur Smart TV. "Nous proposons, au sein de notre application, une fluidité de navigation avec laquelle les fabricants ne peuvent pas rivaliser", assure Carmine Muscariello. Le dirigeant note d'ailleurs que les usages de ceux qui utilisent cette offre dématérialisée ne diffèrent pas beaucoup de ceux qui ont recours à une box classique.
"On propose, au sein de notre application Bbox Smart TV une fluidité de navigation avec laquelle les fabricants ne peuvent pas rivaliser"
Alors, telcos ou fabricants de Smart TV, qui va l'emporter sur le long terme ? L'identité du vainqueur dépendra de l'évolution de la part de marché des boxs opérateurs. "Si cette dernière commence à chuter significativement, les chaînes gratuites pourraient être tentées de revoir leur stratégie de distribution", prévient un connaisseur du marché. Même chose pour les annonceurs qui iront là où est le reach. "Du moment qu'on leur assure qu'ils pourront toucher du monde, les annonceurs se moquent de savoir s'ils passent par la CTV ou l'IPTV pour faire de la TV adressée", ajoute notre expert.
Gilles Pezet prône, lui, la patience. "Le marché CTV a certes explosé aux Etats-Unis mais ça date de 2020." L'Hexagone, qui a toujours quelques années de retard, pourrait subir la déferlante d'ici peu. Une déferlante à laquelle certains Gafa, dont Amazon (qui vient de dévoiler son dernier modèle de Fire TV) et Apple, pourraient participer. Le duo qui investit des centaines de millions de dollars dans le contenu, qui dispose des données d'usages à ne plus savoir quoi en faire et a de vraies ambitions côté devices, pourrait bousculer les forces en présence.
En attendant que les choses bougent, avantage aux opérateurs, dont le taux de pénétration des box continue d'augmenter (certes légèrement) au cours des dernières années. Il est porté autant par l'arrivée de boxes de plus en plus innovantes (nouveaux services, fonctionnalités domotiques…) que par la démocratisation de la fibre. Encore une exception française.
Cet article est également publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News réalisé par le JDN, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition d'octobre, un dossier sur la CTV, une interview de Danone sur le DtoC, une réflexion sur le PIFA, un focus sur Trygr et le baromètre du programmatique.