Apple vs UE : le DMA à l'épreuve du feu

Apple vs UE : le DMA à l'épreuve du feu Pour Bruxelles, céder face au groupe américain affaiblirait le Digital Market Act. La firme, elle, compte sur la révolte des Européens, privés des dernières avancées en matière d'IA.

L'étau se referme sur Apple. Ce 24 juin, la Commission européenne a annoncé le lancement de deux procédures à l'encontre de la marque à la pomme, accusée par Bruxelles de contrevenir au Digital Markets Act (DMA) européen. Entré en vigueur le 7 mars dernier, il vise à adapter le droit de la concurrence au marché numérique, et désigne notamment sept "contrôleurs d'accès" (dont Apple fait partie). Derrière cette terminologie, des grandes plateformes numériques qui, du fait de leur position dominante et stratégique sur le web, sont tenues de respecter un certain nombre d'obligations.

La Commission fait notamment deux reproches à la marque à la pomme. Le premier concerne l'obligation faite à Apple, suite au DMA, d'autoriser les développeurs d'application sur iPhone à rediriger les utilisateurs vers un site Internet tiers pour y réaliser un achat ponctuel ou souscrire à un abonnement. Historiquement, Apple n'offrait pas cette possibilité, obligeant les développeurs à passer par le système de paiement d'Apple, donc à lui verser de juteuses commissions. C'est notamment l'objet de la querelle qui oppose de longue date Apple à Epic Games, l'éditeur du jeu vidéo Fortnite.

Le DMA ayant rendu illégale cette interdiction, Apple autorise désormais les développeurs à insérer des liens dans l'Apple Store. Cependant, le géant californien restreint toujours leurs libertés, par exemple en les empêchant d'indiquer aux utilisateurs qu'ils peuvent payer moins cher en passant par leur site. Le groupe continue en outre de prélever des frais sur ces achats faits par ces canaux de distribution alternatifs, déplore Bruxelles.

Le second reproche porte sur l'obligation faite à Apple d'ouvrir des apps stores alternatifs, afin de lutter contre le monopole de l'Apple Store et permettre là encore aux développeurs d'échapper aux frais prélevés par ce dernier. Si le groupe à la pomme permet désormais de télécharger des applications hors de son propre magasin, il facture cependant 50 centimes par premier téléchargement annuel, au-delà de la barre du million. Un système clairement pensé pour dissuader les développeurs de rejoindre d'autres boutiques, qui conduirait dans la pratique nombre d'applications qui quitteraient l'Apple Store à payer davantage de frais qu'aujourd'hui. Dans une lettre cosignée en mars, trente-quatre organisations, dont Spotify (également en conflit avec Apple), Deezer et Epic Games, avaient accusé cette mesure de tourner en dérision le DMA et incité Bruxelles à réagir.

Un test de crédibilité pour la Commission

C'est désormais chose faite. Apple risque de payer cher ses tentatives de contournement du DMA, puisque l'amende peut atteindre 10 % de son chiffre d'affaires mondial, soit près de 40 milliards de dollars. Spécificité du DMA : cette amende peut également être assortie d'une astreinte, allant jusqu'à 5 % de chiffre d'affaires journalier moyen par jour de retard en cas de non-mise en conformité.

Pour Jean-Rémi de Maistre, co-fondateur et CEO de la legal tech Jus Mundi et expert des problématiques d'arbitrage international, il y va de la crédibilité du DMA. "Suite à l'entrée en vigueur de la loi, la Commission était attendue au tournant, afin de voir si elle était prête à faire respecter le DMA et à engager des démarches contre les contrevenants. La Commission joue ici sa crédibilité : si les premiers cas ne sont pas sanctionnés correctement, personne ne va respecter la loi."

Avant même l'entrée en vigueur du DMA, Apple a ainsi commencé à jouer au chat et à la souris avec la Commission, annonçant d'abord qu'il ne respecterait pas les nouvelles règles, avant de rétropédaler en faisant une série de concessions. Celles-ci ont visiblement été jugées insuffisantes par les autorités européennes. "Ces abus de position dominante rapportent énormément d'argent à Apple. L'entreprise ne va pas les abandonner si on ne l'y force pas. Ce ne serait à vrai dire pas logique, envers ses actionnaires et du point de vue de l'impératif économique. Dans ces cas-là, c'est à la puissance publique de prendre les devants", affirme Jean-Rémi de Maistre.

Apple joue son joker

La riposte d'Apple ne s'est pas fait attendre. Trois jours avant le communiqué officiel de Bruxelles, la marque à la pomme a annoncé que certaines fonctionnalités d'intelligence artificielle, comme l'accès à ChatGPT, présentées lors de sa conférence annuelle début juin et qui doivent arriver en septembre sur iOS, ne seront pas disponibles en Europe pour les utilisateurs de l'iPhone. Une décision justifiée par l'incertitude réglementaire que générerait le DMA. En particulier, les obligations d'interopérabilité poseraient des risques en matière de sécurité de ses produits et de confidentialité des données utilisateurs, selon le groupe qui se présente depuis plusieurs années comme un champion de la vie privée.

Une manière de mettre la pression sur Bruxelles en montrant que les utilisateurs européens seront les premiers perdants d'une législation trop restrictive ? "Apple espère sans doute qu'il y ait une pression des clients d'Apple sur ce risque de décalage en matière d'offre technologique. Lequel présenterait effectivement un danger pour la compétitivité de l'Europe, qui une fois de plus ne se montre pas aux avant-postes de l'innovation technologique. Siri sera moins performant, des fonctionnalités seront tout simplement bloquées, ce qui créera forcément des frustrations", analyse Eric Le Quellenec, avocat chez Simmons & Simmons, spécialisé dans le droit du numérique.  "Ces arguments sont évidemment recevables, mais du côté du consommateur européen, ces nouvelles règles favorables à l'ouverture des systèmes, à l'interopérabilité et à la libre concurrence ne peuvent à mon avis que lui être favorables."

Si la Commission doit se prononcer au plus tard dans neuf mois, il subsiste malgré tout une grande inconnue : l'élection des nouveaux commissaires, suite aux élections européennes. La question de la réélection de Margrethe Vestager, partisane d'une ligne dure contre les Gafam, pour un troisième mandat en tant que commissaire européenne à la concurrence, est pour l'heure incertaine, tout comme l'est celle de son potentiel remplaçant. Un commissaire plus souple vis-à-vis des géants du net américains pourrait-il prendre sa place ? Rien ne permet pour l'heure de le penser, mais c'est sans doute ce qu'espèrent Tim Cook et son entourage.