Louis Dreyfus (Le Monde) "Le Monde sera rentable cette année avec un chiffre d'affaires en légère augmentation"

A l'occasion des 80 ans du journal Le Monde mercredi 18 décembre, Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, partage avec le JDN les résultats du journal en 2024, les détails de sa stratégie et ses prévisions pour 2025.

JDN. 2024, est-ce une bonne année pour Le Monde ?

Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde. © Magali Delporte

Louis Dreyfus. Notre groupe sera encore rentable cette année. Le titre Le Monde également, avec un chiffre d'affaires en légère augmentation. Le Monde, comme d'autres médias, a été porté cette année par une séquence d'actualités assez exceptionnelle par son intensité et ses rebondissements. Notre diffusion payée (tout compris, print et digital, ndlr) poursuit sa croissance, avec notamment le nombre d'abonnés purs numériques en hausse de 9%. Même la baisse des ventes en kiosque a fortement ralenti. Quant au marché publicitaire, il a été très porteur jusqu'à la dissolution de l'Assemblée nationale, le 9 juin, quand les annonceurs ont marqué un petit coup d'arrêt sans doute pour se protéger contre une période d'instabilité. Depuis septembre, certains secteurs, dont l'automobile et le luxe, sont encore touchés par ce ralentissement des investissements. Nous aurons malgré tout une année publicitaire stable (-2%).

Ce sont de meilleures performances qu'en 2023. Comment expliquez-vous la rentabilité du Monde en 2024 malgré les coûts liés au papier et à l'inflation ?

La marque Le Monde était légèrement déficitaire en effet en 2023 mais depuis notre diffusion a progressé. Quant au prix du papier, il baisse depuis quelques mois : alors qu'il était passé de 400 à 900 euros la tonne il y a deux ans, il se situe désormais aux alentours de 600 euros. D'un autre côté, nous avons enregistré une augmentation forte de notre chiffre d'affaires lié à nos abonnements numériques, qui nous rapporteront 63 millions d'euros cette année, soit 7 millions de plus qu'en 2023. Nous enregistrons par conséquent à la fois une croissance en volume et en valeur. C'est ce qui construit notre modèle.

Quelle est la proportion de vos abonnés purs numériques et quel est le poids du digital sur vos recettes ?

80% de nos abonnés sont des abonnés exclusivement numériques, sachant que les 20% restants qui accèdent à la version papier disposent également de la version numérique. Quant au poids de nos revenus digitaux, ces derniers comptaient pour 44% des recettes du titre Le Monde en 2023. En 2024, cette proportion va augmenter, nous serons probablement à 50%.

"D'ici deux ans, les recettes des abonnements numériques couvriront les coûts de l'ensemble de la rédaction"

Un autre fait important est que les recettes des abonnements numériques du Monde se rapprochent de plus en plus du budget de fonctionnement de la rédaction du journal. D'ici deux ans je pense qu'elles couvriront les coûts de l'ensemble de la rédaction, que cette dernière travaille sur le numérique ou sur le print. Il est très important pour nous de nous rendre moins dépendants des aléas du marché publicitaire et des fermetures de kiosques en France. Pour autant, la publicité dispose d'une place importante dans notre modèle, assurant 23% des recettes du Monde (et autour de 18% de ses revenus digitaux).

La transformation numérique reste-t-elle un enjeu face à la baisse des revenus liés au papier ?

Les deux univers ne sont pas liés : nous n'observons pas de transfert du numérique vers le papier. Nos abonnés numériques ne sont pas nos anciens abonnés papier. En 2010, nous avions 240 000 acheteurs quotidiens de l'édition papier via kiosque ou abonnement, contre près de 600 000 aujourd'hui. Nos lecteurs du papier ne l'échangent pas contre le numérique puisqu'ils ont accès aux deux. Ils en sont plutôt très friands. Ainsi le lancement du M nous avait fait gagner 30% de ventes en plus et il y a deux ans celui du trimestriel "Le Goût de M" en papier a conforté notre diffusion. Dans le numérique pur, nous recrutons les nouvelles générations.

A vous entendre, le papier n'est donc pas mort.

Absolument pas ! Nous ne comptons pas arrêter la diffusion papier, qui reste un marché à part entière. Ainsi en 2025, nous lancerons une édition anglophone du M, "M international", à destination des marchés américains, européens et asiatiques. L'édition sera papier avec une déclinaison numérique. Certes, les revenus liés au papier étaient en baisse mais ils se stabilisent. Et comme nous avons régulièrement augmenté le prix de vente du titre papier, le modèle est préservé. Il devient urgent que la profession s'entende sur une meilleure rémunération des kiosquiers afin de stopper leurs fermetures.

Comment vous projetez-vous sur 2025 ?

L'année 2024 a été une année à l'actualité particulièrement intense avec un marché publicitaire qui s'est tendu seulement au deuxième semestre. Les Jeux olympiques ont permis à notre régie M Publicité d'enregistrer des résultats assez remarquables. 2025 s'annonce différemment : l'actualité sera comparativement moins intense, même si assez riche pour ce qui est de la politique en France et aux Etats-Unis, et le contexte sera moins favorable au marché publicitaire, avec un premier trimestre déjà au ralenti. Ceci étant, nous faisons 40% de nos revenus publicitaires durant les quatre derniers mois de l'année : une reprise à partir du printemps sera nécessaire pour compenser un début d'année plutôt morose.

"En 2025, une reprise à partir du printemps sera nécessaire pour compenser un début d'année plutôt morose"

Pour ce qui est de la diffusion payée, en revanche, nous restons très confiants sur notre capacité à continuer à croître. Nos abonnés se réabonnent et notre croissance repose sur l'abonnement : ce lien rapproché avec nos lecteurs assure les deux tiers de nos revenus. Par ailleurs nous allons continuer à investir sur le développement de nos audiences en langue anglaise. En fin de compte, la force du groupe Le Monde est dans la continuité de sa stratégie de moyen et long terme.

En quoi consiste-t-elle ?

Nous avons été le premier journal en France à miser sur les abonnements numériques payants au moment où tout le monde vantait le modèle gratuit, y compris les directions qui nous ont précédés ici. Les contenus que nous produisons ont une valeur qui doit être comprise par les internautes. Nous avons également décidé de ne pas aller sur les kiosques numériques, qui sont destructeurs de valeur : l'internaute a finalement l'impression de ne pas payer pour un titre en particulier, sans compter les revenus très marginaux que cela génère pour l'éditeur.

Enfin et surtout, avec le plein soutien de nos actionnaires, nous avons décidé d'investir dans les contenus journalistiques alors que d'autres groupes ont choisi de baisser leurs effectifs de journalistes. Quand j'ai pris mes fonctions en 2010, Le Monde comptait 310 journalistes en CDI. Aujourd'hui, ils sont 550 et nous disposons de plus de correspondants à l'étranger et d'un bureau à Los Angeles, qui nous  permet de couvrir l'actualité pendant la nuit. Nos journalistes disposent désormais de plus de temps pour enquêter, et nous pouvons couvrir une plus grande diversité de sujets.

Aujourd'hui, 15 ans plus tard, nous sommes le titre de presse français avec le plus important nombre d'abonnés numériques, la croissance annuelle la plus forte et le revenu moyen par abonné le plus important.

Au-delà de votre action contre X avec d'autres éditeurs, que reste-t-il à faire dans le domaine des droits voisins ?

D'une manière générale, le prochain volet des droits voisins concernera l'intelligence artificielle. Les Gafam ont besoin de développer leurs moteurs d'IA. Ces plateformes ont accès à nos contenus, mais cela ne les autorise pas pour autant à s'en servir sans notre accord pour entrainer leur modèle d'IA. Il est par conséquent fondamental qu'elles expliquent de quels contenus elles ont besoin et quels revenus elles sont prêtes à partager avec les éditeurs.

Le journal Le Monde a signé un accord de partenariat pluriannuel avec OpenAI le 13 mars dernier.  Quel est votre retour d'expérience aujourd'hui ?

Avec Jérôme Fenoglio, le directeur du Monde, nous avons estimé qu'il était important que le journal et le groupe ne restent pas passifs face à cette révolution. Nous avons d'abord adopté une charte d'utilisation de l'intelligence artificielle pour garantir à nos lecteurs l'intégrité des contenus que nous leur délivrons. En parallèle, j'ai pris personnellement contact avec les différents acteurs de ce secteur. Nous avons été parmi les premiers groupes au monde à signer un accord avec OpenAI et nous ne sommes pas nombreux : à ce jour OpenAI ne signe pas avec des syndicats d'éditeurs, mais uniquement avec quelques groupes référents. Il est très important que nous soyons raisonnablement référencés par ce type d'outil, qui sera de plus en plus utilisé par les nouvelles générations.

"Notre accord avec OpenAI est très intéressant financièrement"

Il est aussi essentiel que nous puissions encadrer la manière dont nos contenus sont utilisés et en assurer une parfaite rémunération. Nous avons par ailleurs prévu que 25% de la part de ces revenus au titre de l'output soient redistribués à la rédaction.

Quel est le modèle de rémunération et est-ce financièrement intéressant ?

Cet accord est très intéressant financièrement. C'est un modèle de rémunération fixe avec un élément variable et une coopération technologique qui est centrale pour nous. La part variable sera indexée aux réponses données aux requêtes des internautes qui reposent sur nos contenus. Nous travaillons pour que d'autres accords suivent sur ces mêmes bases.