L'affaire Jean Pormanove : quand le modèle économique des plateformes rend la violence rentable
Le décès de Jean Pormanove, streamer français suivi par des centaines de milliers de spectateurs, a choqué l'écosystème numérique.
Si les causes exactes de sa mort relèvent de la justice, son parcours met en lumière les dérives d’un modèle économique qui a transformé la violence en spectacle et l’a laissée prospérer. Ce n’est pas seulement l’histoire d’un créateur isolé, mais le révélateur d’un système défaillant qui interroge autant les plateformes que les pouvoirs publics et la Creator Economy.
Des bannissements répétés à Twitch à la complaisance de Kick
Avant de devenir l’un des plus gros streamers français sur Kick, Jean Pormanove évoluait sur Twitch, la plateforme leader du streaming. Mais ses chaînes y étaient bannies à répétition, du fait de contenus violents et contraires aux règles de la communauté. L’arrivée sur Kick a changé la donne. Cette plateforme, financée et gérée en grande partie par des acteurs du secteur des casinos en ligne, n’a jamais affiché la même exigence éthique. Bien au contraire, elle a trouvé dans le spectacle des violences subies en direct par Jean Pormanove un moteur de croissance : un contenu extrême générateur de dons massifs, sur lesquels elle prélevait sa commission. Loin d’être un dysfonctionnement, ce modèle reposait sur une logique simple : plus le contenu choquait, plus il rapportait.
L’inaction des pouvoirs publics et l’exil temporaire à Malte
On ne peut toutefois limiter les responsabilités à la seule plateforme. Les pouvoirs publics français ont longtemps peiné à réagir. Pourtant, les signaux existaient. Plusieurs mois avant le décès, Mediapart publiait une enquête fouillée sur Kick et ses dérives, qui avait conduit le parquet de Nice à ouvrir une instruction et à procéder à des perquisitions. Face à cette pression judiciaire, l’entourage de Jean Pormanove avait quitté la France pour Malte, où il a continué à produire du contenu pendant plusieurs semaines avant de revenir récemment. Ces allers-retours illustrent bien les limites actuelles de la régulation nationale face à des plateformes et des acteurs capables de se déplacer et de contourner les juridictions.
Un silence imposé par la peur dans la Creator Economy
Au sein de la Creator Economy française, les réactions ont été timides, pour ne pas dire inexistantes, tant que Jean Pormanove était vivant. Beaucoup savaient ce qu’il subissait, mais peu ont pris la parole publiquement. Cette absence de mobilisation ne peut pas être interprétée uniquement comme de l’indifférence : elle est aussi le produit d’un climat de peur. Dans le milieu du streaming, la crainte d’être associé à un contenu jugé toxique est grande, et avec elle, le risque de perdre ses contrats de marque, ses partenariats ou des collaborations avec d’autres créateurs. Cette logique de réputation a conduit nombre de streamers à se taire, laissant prospérer un climat de complaisance.
Les réseaux sociaux comme caisse de résonance
Au-delà de Kick, d’autres plateformes numériques ont aussi joué un rôle d’amplificateur. Instagram, TikTok et X (ex-Twitter) ont laissé circuler librement des extraits des lives les plus choquants, engrangeant des dizaines de millions de vues. Ces contenus, qui auraient dû être supprimés en vertu de leurs règles de modération, ont au contraire servi de portes d’entrée pour attirer de nouveaux spectateurs vers Kick. Cet effet boule de neige illustre bien comment l’inaction d’une plateforme contamine l’ensemble de l’écosystème numérique.
Les limites actuelles du Digital Services Act
Ce cas met en évidence les limites de la régulation européenne. Le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur en 2024, impose aux grandes plateformes des obligations accrues en matière de modération et de transparence. Mais dans la pratique, son application demeure lente et lacunaire, surtout lorsqu’il s’agit d’acteurs non européens qui cherchent à contourner le dispositif. La tragédie autour de Jean Pormanove montre que les outils juridiques ne suffisent pas. Il faut des moyens opérationnels, des sanctions rapides et une véritable coopération internationale pour empêcher ces dérives.
Du spectacle de la violence à la nécessité d’agir
Le cas Pormanove rappelle enfin que la logique économique de l’attention peut conduire à la banalisation du pire. La diffusion de la violence comme spectacle n’est pas nouvelle : Yves Boisset l’avait anticipée dans son film Le Prix du danger (1983), où la télévision retransmettait la traque et l’exécution d’un homme en direct, pour le divertissement du public. Quarante ans plus tard, la fiction a rejoint la réalité, portée par des plateformes mondialisées et dénuées de garde-fous.
Le décès de Jean Pormanove restera un tournant. Il oblige à poser une question centrale : voulons-nous laisser la violence devenir un business comme un autre ? Si la réponse est non, alors il faut agir vite et collectivement. Car ne rien faire, ce serait ajouter une faute supplémentaire à une liste déjà trop longue.