L'état de l'open web en 2025 et vision pour 2026

Alke Tech

Comment le paysage de l'édition numérique a profondément changé, et ce que les éditeurs européens doivent faire pour reprendre le contrôle.

Alors que 2025 touche à sa fin et que nous entrons dans 2026, il est temps pour les éditeurs de faire face à la réalité: les règles du jeu ont changé, et la plupart d’entre nous ne se sont même pas rendu compte que nous étions en train de perdre. Les dernières années ont apporté une succession de bouleversements qui ont profondément transformé la manière dont le contenu atteint les audiences, dont les revenus circulent, et surtout, qui contrôle réellement la relation entre les éditeurs et leurs lecteurs.

Prenons le temps de regarder honnêtement où nous en sommes — et surtout, ce que nous pouvons faire pour y remédier.

1. Des sources de trafic plus complexes que jamais

Vous souvenez-vous du temps où les sources de trafic étaient relativement prévisibles ? Il y avait le référencement naturel (SEO), un peu de magie sur les réseaux sociaux, et si vous étiez prévoyant, une base d’abonnés par e-mail. Tant que vous surviviez aux mises à jour de l’algorithme de Google et que vous saviez exploiter les nouvelles plateformes à la mode, votre activité pouvait prospérer.

À cette époque, le SEO consistait principalement à comprendre les préférences de Google et à adapter la forme de votre contenu en conséquence. Le Web ouvert prospérait réellement : les créateurs de contenu disposaient de multiples chemins pour atteindre leur public, et les liens entre sites formaient un écosystème vivant et interconnecté. Les éditeurs pouvaient bâtir des modèles économiques viables fondés sur la création de contenu de qualité et son optimisation pour la découverte.

Mais à partir du milieu des années 2010, quelque chose de fondamental a commencé à changer: c'était le début de la prise de pouvoir des plateformes.

Les plateformes ont commencé à capter une part croissante du trafic qui allait auparavant directement vers les éditeurs. Twitter, Facebook, et même l’éphémère Google Plus sont devenus les nouveaux territoires prometteurs où les éditeurs se sont précipités pour bâtir une relation directe avec leur audience.

Ce que nous ne réalisions pas encore à l’époque, c’est que les éditeurs étaient en train de céder leur bien le plus précieux : la relation directe avec leurs lecteurs, à des intermédiaires dont les modèles économiques étaient fondamentalement opposés aux leurs.

Les plateformes promettaient portée et engagement ; elles ont livré dépendance et perte de contrôle. Au fil du temps, ces plateformes ont cessé d’envoyer du trafic vers les éditeurs. Pourquoi rediriger les utilisateurs ailleurs quand il est plus rentable de les garder à scroller sans fin dans son propre écosystème ? La relation directe que les éditeurs pensaient construire n’était en réalité qu’une nouvelle couche d’intermédiation — avec encore moins de maîtrise qu’avant.

Plus récemment, des acteurs comme TikTok et LinkedIn se sont à leur tour lancés dans cette course à la captation de trafic, chacun avec ses propres logiques algorithmiques qui fragmentent encore davantage les audiences et créent de nouvelles dépendances.

2. L’ère Discover : la mort du contenu intemporel

Depuis le début des années 2020, Google Discover a profondément bouleversé — voire détruit — les stratégies de contenu traditionnelles. L’essor de l’algorithme de recommandation de Google a changé en profondeur ce qui fonctionne dans l’édition numérique.

Le contenu "evergreen" est mort. Ces articles soigneusement documentés, capables de générer du trafic pendant des mois ou des années ? Ils sont désormais presque inutiles. Seul le contenu réactif, lié à l’actualité immédiate, peut aujourd’hui émerger sur Discover.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : Google Discover est devenu la principale source de trafic pour la presse française en 2024, avec plus de 500 millions de clics par mois, représentant 68 % de tout le trafic Google vers les éditeurs. Lorsque un seul algorithme contrôle une telle part de votre audience, vous ne dirigez plus un média : vous exploitez une ferme de contenu optimisée pour Google.

Cette dynamique a poussé les éditeurs dans une course sans fin à la réactivité. Nous optimisons pour l’engagement algorithmique plutôt que pour la valeur, pour la rapidité plutôt que pour la rigueur, pour les émotions plutôt que pour l’analyse.

3. Le réveil : la dépendance aux plateformes est devenue un piège

Voici la vérité que beaucoup d’éditeurs commencent enfin à reconnaître : notre dépendance aux plateformes est devenue insoutenable. Nous avons passé des années à structurer nos stratégies autour d’acteurs capables de modifier leurs algorithmes du jour au lendemain, d’ajuster leurs modèles de partage de revenus sans préavis, ou de décider arbitrairement que les éditeurs ne sont plus une priorité. Nous sommes devenus des métayers numériques, travaillant sur des terres que nous ne possédons pas et dont nous ne contrôlons pas les règles.

Les plateformes qui promettaient de démocratiser la distribution du contenu sont devenues les nouveaux gardiens de l’accès à l’audience, décidant quels éditeurs prospèrent et lesquels disparaissent. TikTok, par exemple, a montré des biais systématiques dans la diffusion de contenu politique, tandis que LinkedIn est devenu, selon Bloomberg, "le royaume du cringe", suscitant même une communauté Reddit de plus de 670 000 membres dédiée à tourner en dérision ses excès.

Ce réveil est douloureux mais nécessaire. Les éditeurs qui reconnaissent leur vulnérabilité et commencent dès maintenant à construire des alternatives seront ceux qui survivront à la prochaine phase.

4. La promesse de Prebid face à la résistance de Google

Prebid est apparu comme un espoir : une solution open source permettant à plusieurs sources de demande d’être en concurrence équitable pour l’inventaire publicitaire des éditeurs. Mais Google avait d’autres plans.

Des révélations issues du procès antitrust du DOJ ont montré que Google avait délibérément bloqué l’intégration de Prebid avec l’IAB Tech Lab en 2017, contraignant l’initiative à fonctionner de manière indépendante au lieu de devenir un standard de l’industrie.
Ce n’était pas de la concurrence : c’était une stratégie d’entrave, destinée à fragmenter toute opposition à la domination de Google.

Encore aujourd’hui, Google continue de miner Prebid grâce à des avantages compétitifs qui flirtent avec la pratique anticoncurrentielle : diffusion plus rapide des annonces, accès préférentiel à l’inventaire, intégrations exclusives… Le message est clair : Google ne tolère les alternatives que tant qu’elles ne sont pas réellement efficaces.

5. Privacy Sandbox : une victoire réglementaire pour le Web ouvert

Vous souvenez-vous du Privacy Sandbox ? La promesse de Google d’un écosystème publicitaire respectueux de la vie privée, censé remplacer les cookies tiers ? C’est terminé. Officiellement abandonné en octobre 2025, après des années de retards et de résistance du secteur.

En réalité, le Privacy Sandbox visait à remplacer un système imparfait mais ouvert (les cookies tiers) par un système fermé, contrôlé intégralement par Google. Sous couvert de protection de la vie privée, Google tentait de renforcer son emprise sur la publicité numérique.

Son abandon doit donc être considéré comme une victoire pour les éditeurs et pour le web ouvert. Sous la pression des régulateurs, notamment de la Competition and Markets Authority au Royaume-Uni, et grâce à la résistance de l’industrie, Google a dû reculer sur un projet qui aurait encore accru sa domination.

Mais cette victoire comporte un revers : le besoin d’alternatives réellement respectueuses de la vie privée reste entier, afin de répondre à l'attente d'utilisateurs de plus en plus nombreux à s'en soucier et aux exigences règlementaires parfois difficiles à satisfaire. L’enjeu est désormais de développer des solutions qui protègent les utilisateurs sans recentraliser le pouvoir entre les mains d’un seul géant.

6. L’étau publicitaire de Google : une domination totale de la chaîne de valeur

Abordons l’évidence : le contrôle de Google sur la publicité numérique est quasi totalitaire.

Google contrôle :

  • Les sources de trafic via Search et Discover
  • Le côté vente via Google Ad Manager
  • Le côté achat via DV360
  • L’échange où se tiennent les enchères
  • Les outils de mesure et d’analytique
  • Les outils d’optimisation des campagnes

Ce n’est pas de la concurrence, c’est une intégration verticale totale, permettant à Google de capter la valeur à chaque étape.
Le géant joue à la fois le rôle de joueur, d’arbitre, de comptable et de propriétaire du stade.

Cette domination est enfin contestée devant les tribunaux, des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, Google a subi deux défaites antitrust historiques en 2024 et 2025 (source). En avril 2025, la juge Leonie Brinkema a conclu que Google avait illégalement monopolisé les marchés des ad exchanges et des serveurs publicitaires. Le DOJ cherche désormais à forcer Google à se séparer de ses activités AdX et DFP, dans le cadre d’un remède structurel en trois phases — une décision finale est attendue en 2026.

Les enjeux financiers sont colossaux : 30 milliards de dollars de revenus publicitaires en 2024. Pour les éditeurs européens, cette bataille américaine représente une opportunité historique : remettre en cause un système où Google capte la valeur à chaque étape de la chaîne.

7. Guerre interne dans le programmatique : la contre-attaque de The Trade Desk

Le secteur programmatique traverse lui aussi sa crise, avec l’annonce d’OpenAds par The Trade Desk, qui a semé la discorde au sein de la communauté Prebid.

En août 2025, Prebid a décidé de modifier la gestion des Transaction IDs (TIDs), en attribuant un identifiant unique par enchérisseur, au lieu d’un TID partagé entre tous. Ce changement, peu concerté, a provoqué la colère des DSPs, dont The Trade Desk, qui dépendent de ces TIDs pour éviter les enchères dupliquées et optimiser leurs campagnes.

La réponse de The Trade Desk a été immédiate : lancement d’OpenAds, une version "forkée" de Prebid conservant le TID universel.
Pour beaucoup d’analystes, cela revient à voir The Trade Desk "entrer dans l’enchère elle-même", plutôt que de rester simple acheteur.

Prebid a tenté d’apaiser la situation en octobre 2025 en autorisant les éditeurs à choisir s’ils souhaitent envoyer le TID aux SSPs, mais le mal était fait. L’unité du mouvement open est fragilisée, et les éditeurs risquent de devoir gérer plusieurs standards concurrents, un scénario qui ne profite à personne… sauf aux géants du secteur.

8. Les éditeurs ripostent : le retour des relations directes

Au milieu de ce chaos, un signal d’espoir émerge : les éditeurs redécouvrent la valeur des relations directes avec leurs audiences.

Les newsletters : la renaissance stratégique

Les newsletters par e-mail offrent une relation stable et prévisible. Elles sont désormais au cœur de stratégies élaborées, fondées sur :

  • La création de contenu dédié, pensé pour l’e-mail (comme chez Morning Brew ou The Hustle).
  • La segmentation verticale, avec plusieurs newsletters par thématique ou public cible.
  • Un ton plus personnel, direct et authentique.
  • L’interaction directe, grâce aux réponses, sondages et feedbacks des lecteurs.

Applications de messagerie : le contrôle des plateformes se resserre

Les notifications push et messageries instantanées permettent des liens directs avec les lecteurs. Mais même là, les plateformes reprennent la main : Meta interdira dès le 15 janvier 2026 tous les chatbots IA tiers sur WhatsApp, tout en gardant son propre Meta AI intégré.
Encore une fois, ceux qui cherchent à s’émanciper des plateformes se retrouvent dépendants de leurs règles.

Podcasts : engagement fort, rentabilité fragile

Les podcasts créent une proximité rare avec l’audience, mais leur rentabilité reste difficile. Entre coûts de production, temps d’animation et croissance lente, beaucoup d’éditeurs peinent à trouver l’équilibre, malgré le fort potentiel communautaire de ce format.

Le défi de la mesure

Selon ArcXP, 56 % des éditeurs concentrent désormais leurs efforts sur le trafic direct. Les canaux gérés directement offrent stabilité et prévisibilité que les stratégies dépendantes des plateformes ne peuvent égaler. Mais reconstruire cette autonomie exige investissement et patience : il faut convaincre les lecteurs de revenir, sans l’aide d’algorithmes.

9. La France en première ligne : l’invasion du contenu généré par l’IA

La France est l’un des premiers pays touchés par un phénomène global : le déferlement de contenu généré par intelligence artificielle sur Google Discover. 18 % des médias les plus recommandés et 33 % des sites tech en France sont produits par IA.
Une enquête a révélé qu’un seul opérateur, travaillant à temps partiel, avait publié 7 700 articles en 15 jours, soit 510 par jour, surpassant même des médias établis comme Ouest France ou Le Parisien en visibilité Discover.

Ce n’est plus une question de fake news, mais de production industrielle de contenu, captant le trafic et les revenus publicitaires au détriment du journalisme. Et si cela se produit déjà en France, marché secondaire pour Google, imaginez ce qui attend les autres pays. Conséquence directe: Google semble décidé à accorder à Discover le même traitement qu'à Google News il y a quelques années: création de listes blanches d'éditeurs, privilégiant un plus petit nombre au détriment du web ouvert ; à défaut d'être en mesure de détecter correctement ces pratiques de "discover bombing", les règles opaques vont se renforcer.

10. Tensions commerciales et réglementaires : l’enjeu de la souveraineté numérique européenne

Les difficultés des éditeurs européens illustrent des tensions structurelles entre les régulateurs européens et les géants mondiaux du numérique. Ce ne sont pas seulement des désaccords technologiques : ce sont des conflits de modèles économiques et de valeurs démocratiques. Les autorités européennes se heurtent régulièrement aux plateformes sur les questions de conformité au Digital Services Act, de protection des données et de concurrence loyale.

Des enquêtes sur le biais algorithmique de TikTok pendant les élections européennes montrent combien les politiques globales des plateformes peuvent fausser les processus démocratiques locaux. Face à cela, construire des outils européens d’analyse, de publicité et de distribution n’est plus un luxe : c’est une nécessité stratégique. Il s’agit de garantir que les éditeurs opèrent dans des cadres conçus pour les intérêts européens, et non pour les bilans trimestriels de la Silicon Valley.

11. L’apocalypse des LLM : ChatGPT et la fin du clic

Voici sans doute le coup le plus dur pour les éditeurs : les grands modèles de langage (LLM) comme ChatGPT ou Google AI Overviews. Ces systèmes consomment et résument les contenus sans renvoyer (ou presque) de trafic aux sources d’origine.
C’est une extraction de valeur à sens unique, où les éditeurs produisent la matière première et les IA captent les bénéfices.

Les premières données sont alarmantes :

Les taux de clics chutent de 34 à 89 % quand un aperçu IA s’affiche.

Les recherches "zéro clic" sont passées de 56 % à 69 % entre 2024 et 2025.

Certains sites ont perdu jusqu’à 90 % de leur trafic, au point de fermer.

Ironie cruelle : le contenu des éditeurs est utilisé pour entraîner les IA qui les concurrencent directement — sans compensation réelle.

12. 2026 : un appel à l’action pour les éditeurs européens

Alors, où cela nous mène-t-il ? Nous avons un choix. Continuer à dépendre des plateformes et espérer qu’elles changent, ou bâtir des modèles diversifiés et résilients.

Voici ce que feront les éditeurs européens les plus lucides en 2026 :

Diversifier les sources de trafic

Ne mettez plus tous vos œufs dans le panier Google.
Construisez vos listes e-mail, développez vos audiences de podcasts, créez des raisons fortes pour que vos lecteurs viennent directement à vous.

Investir dans les outils européens

Utilisez des solutions développées pour les éditeurs européens, comme Alke Analytics, qui offre des données en temps réel, des métriques centrées éditeurs et une conformité réglementaire native. L'écosystème européen est en pleine expansion, de nombreuses solutions européennes existent désormais et des initiatives telles qu'EuroStack sont là pour les promouvoir.
Les outils américains ne servent pas vos intérêts — ils servent ceux de leurs plateformes.

Créer des sources de revenus directes

Abonnements, adhésions, événements, conseil : multipliez les leviers qui ne dépendent pas de la publicité programmatique.

Exiger la transparence: Ne vous contentez plus de systèmes opaques.
Demandez à vos partenaires publicitaires et analytiques de rendre leurs décisions compréhensibles et auditables.

Soutenir les infrastructures numériques européennes: Militez, investissez, et aidez à bâtir des alternatives locales capables de rivaliser globalement.

Le choix nous appartient

Le Web ouvert est à la croisée des chemins. La direction que nous prendrons en 2026 déterminera si nous conservons un écosystème éditorial libre et diversifié, ou si nous nous soumettons définitivement au contrôle des plateformes.

Ce n’est pas une nostalgie du "bon vieux web" : c’est un combat pour la survie du pluralisme et de l’indépendance. Les plateformes ont eu leur heure de gloire. L’échec du Privacy Sandbox prouve que la régulation et un lobbying du marché peut fonctionner.

Il est temps de reprendre le contrôle. Le futur de l'open web n’est pas quelque chose qui doit être subit: c’est un avenir à construire ensemble.