Albert Malaquin (Altarea-Cogedim) "Comment nous collectons les parcours clients dans nos centres commerciaux"
Altarea collecte désormais des données clients dans ses centres commerciaux. De quoi révolutionner son rapport aux enseignes et aux consommateurs explique son DG, également PDG de Rueducommerce.
JDN. Dans quelle optique connectez-vous vos centres commerciaux ?
Albert Malaquin. Racheter Rueducommerce nous a fait découvrir que derrière nos clients principaux, c'est-à-dire les enseignes, il y a aussi les consommateurs, qui sont omnicanaux. C'est le pas important que les foncières sont en train de faire : nous devenons des foncières commerçantes. Pour cela, nous devons comprendre comment les visiteurs se déplacent dans nos espaces, pourquoi ils viennent, s'ils sont satisfaits... Et donc rentrer dans une technologie que nous ne maîtrisons pas puisque contrairement à un Carrefour, qui possède le ticket de caisse et de multiples informations sur ses clients, nous n'avons pas accès à leurs cartes bancaires. Nous essayons donc d'enregistrer leurs comportements.
Par quels dispositifs ?
D'abord via les directories, ces tables d'orientation tactiles qui nous permettent de voir quels services ou enseignes recherchent les visiteurs. Ensuite par le programme de fidélité, un concept assez récent pour les centres commerciaux, qui nécessite de fédérer des dizaines d'enseignes – 165 au Qwartz par exemple – pour pouvoir prendre la parole en leur nom avec un catalogue d'offres et organiser des opérations communes. Ces programmes de fidélité nous permettent de récupérer le nom, l'adresse email, parfois le numéro de mobile, ainsi que le consentement en opt-in pour recevoir des informations du centre commercial. Enfin, nous mettons du wifi à disposition de tous les visiteurs pendant un quart d'heure puis, au-delà, de tous ceux qui s'encartent. Nous suivons aussi les parcours des visiteurs détenteurs de smartphones qui ne s'y connectent pas, puisque leurs appareils sont identifiables par leur adresse unique [IDFA chez Apple, Advertising ID sur Android et Windows Phone... ndlr].
Comment traitez-vous ces données ?
Nous remontons tous ces points de contacts dans la DMP d'Altarea-Cogedim. Car afin de pouvoir croiser les données, nous demandons des opt-in groupe, plutôt qu'uniquement pour Rueducommerce ou tel ou tel centre commercial. Grâce à cette assise très large, nous pourrons un jour repérer qu'un consommateur va souvent au Louvre et lui pousser des produits culturels.
Quelle utilisation en faites-vous ensuite ?
Notre premier objectif est de comprendre ce qui se passe dans nos centres commerciaux : à quelle heure les visiteurs viennent, combien de temps ils restent, où ils se rendent... Ceci est déjà en place. Le second objectif consistera à interagir avec eux. Par exemple pour envoyer des push à 11h45 aux gens qui passent sur la zone des terrasses du Qwartz si nous souhaitons étaler le pic d'activité des restaurants, ou encore pour proposer -10% chez Undiz si nous pensons que les deux smartphones qui se déplacent avec celui d'une cliente sont ceux de ses filles. Nous commencerons en septembre. Enfin, nous demanderons leur avis aux visiteurs sur les services, les aires de jeux, les animations, les toilettes... Cela nous servira à mieux répartir les budgets, en fonction de ce qui compte vraiment à leurs yeux.
"Les cartes de chaleur nous montrent si une enseigne sous-performe"
J'ai pris conscience de cette possibilité il y a deux ans à San Francisco. Le maire avait lancé une application permettant aux habitants de flasher ce qui posait problème dans la ville : feux de circulation défectueux, incivilités... La carte de chaleur de ces drapeaux rouges lui a permis de mieux gérer la ville, en évitant tout clientélisme. Altarea-Cogedim aussi gère des espaces publics. Ces données sont donc précieuses pour objectiver ce dont nous n'avions que l'intuition.
Quel volume de données traitez-vous ?
Au Qwartz, nous accueillons 500 000 visiteurs par mois dont 240 000 possesseurs de smartphones. Comme certains viennent plusieurs fois par mois, cela représente en réalité 170 000 smartphones uniques. Par ailleurs, nous dénombrons 50 000 détenteurs de la carte Qwartz et 2 000 à 3 000 de plus chaque mois. Une bonne partie d'entre eux a téléchargé l'application correspondante : 22 000 sur Android et 19 000 sur iOS.
Rien qu'en observant les déplacements des smartphones, nous tirons des conclusions très riches de ces cartes de chaleur. Nous voyons par exemple si une enseigne sous-performe. Nous pouvons lui prouver que nous lui apportons du trafic devant sa vitrine mais qu'elle a du mal à le transformer. Cela lui permet de réagir... et nous autorise à lui demander de refaire son magasin ou à accroître ses dépenses publicitaires. Ces données enrichissent donc beaucoup notre relation avec les enseignes. Mieux : elles l'apaisent, car nous pouvons nous appuyer sur des éléments parfaitement objectifs.
Les enseignes disposent déjà de beaucoup d'informations clients et peuvent également mettre en place ce type de dispositif. Pourquoi les vôtres les intéressent-elles ?
Prenez le Carrefour du Qwartz. Sur les 240 000 visites qu'enregistre chaque mois notre centre commercial, 80 000 passent par son hypermarché. Ne croyez-vous pas que Carrefour aimerait en savoir plus sur les 160 000 visiteurs qui n'entrent pas, afin de mieux les attirer ? Et comme, à l'inverse, lui connaît bien mieux que ses clients que nous, nous pouvons faire de l'échange de données.
"Nous commencerons à utiliser notre DMP en septembre"
Ce qui, plus largement, va sans doute aussi conduire à redéfinir la notion de fonds de commerce. Car à qui appartient la clientèle ? De moins en moins à l'enseigne, dans la mesure où les clients deviennent également un actif du centre commercial.
Quelles sortes de conclusions déduisez-vous de l'analyse des parcours clients ?
L'adresse unique des smartphones indique si leur propriétaire est un homme ou une femme. Nous nous sommes ainsi rendu compte qu'au Qwartz, après le créneau de 15h à 16h, la deuxième tranche horaire la plus pratiquée par les femmes est celle de 9h à 10h, tandis que de 17h à 18h la densité des hommes est plus importante. Nous utilisons cette information pour adapter notre discours, pour l'instant via les bornes ClearChannel. Entre 17h et 18h, statistiquement, mieux vaut adopter un vocabulaire masculin et parler jardinage que produits frais.
Nous pouvons aussi voir que les femmes qui arrivent durant telle tranche horaire restent tant d'heures et que telle proportion se rend chez Primark. Si une enseigne se plaint qu'après être allés chez Primark les visiteurs s'en vont directement, nous pouvons lui dire qu'elle se trompe : en moyenne, les visiteurs du Primark du Qwartz y restent 45 minutes, puis passent 42 minutes dans les parties communes. Tandis qu'après un passage chez Carrefour, ils s'en vont bien plus rapidement. Tout ceci est une mine d'or pour les directions marketing ! Quant à Altarea-Cogedim, nous découvrons ce qu'est un client ! En témoigne d'ailleurs notre direction marketing, créée il y a trois ans seulement et qui compte aujourd'hui 15 collaborateurs. Et bien sûr, nous mettons toutes ces données dans notre DMP.
Qwartz mis à part, dans quels centres commerciaux analysez-vous ainsi les parcours des smartphones des visiteurs ?
C'est déjà en place à Carré de Soie à l'Est de Lyon et à Okabé au Kremlin-Bicêtre. Le déploiement est en cours à Cap 3000 à Nice et c'est également prévu pour le centre commercial que nous sommes en train de construire à Toulon-la-Valette. A terme, nos 17 grands centres commerciaux régionaux ont vocation à être connectés.
"La base de données de Rueducommerce permet de mieux qualifier nos visiteurs"
Et lorsque nous gérons des espaces en partenariat, comme dans les gares du Nord, de l'Est, St Lazare et Montparnasse, nous le proposons à nos partenaires. Ainsi, demain, nous pourrons repérer qu'un client passe tous les jours à St Lazare et lui proposer de le livrer dans une consigne dans la gare.
Venons-en au ciblage que vous débuterez en septembre au Qwartz, à Carré de Soie et à Okabé. En quoi consistera-t-il ?
A partir de septembre, nous utiliserons notre DMP pour mettre en place un ciblage spécifique qui nous permettra de parler individuellement à chacun, par mail ou par mobile.
Nous pourrons interagir avec nos clients opt-in, c'est-à-dire nos clients encartés. Nous allons travailler avec les enseignes pour concevoir les messages et les offres les plus pertinentes. Nous discutons déjà avec les restaurateurs, car c'est intuitivement ce qui semble le plus évident. En outre, nous équipons actuellement les parties communes de beacons, via lesquels nous pousserons probablement les questionnaires de satisfaction. Mais nous devrions aussi interagir avec les visiteurs par SMS.
La base de données clients de Rueducommerce, qu'Altarea-Cogedim a racheté en 2011, est-elle utile à vos centres commerciaux ?
Lorsqu'on ouvre un nouveau centre commercial et qu'on croît ne connaître encore personne, en fait, on connaît déjà les clients de Rueducommerce qui habitent dans sa zone de chalandise. Prenez celle du Qwartz, qui compte 1,5 million de personnes. Parmi elles, 400 000, soit tout de même 20% de la zone, sont ou ont été des clients de Rueducommerce. Ce qu'on peut comparer aux 40 000 visiteurs qu'accueille le Qwartz lors des très grosses journées. Bref, quand nous arrivons sur de nouveaux territoires, nous ne sommes plus nus. Même chose d'ailleurs à Aix-en-Provence, où nous avons comparé notre base avec celle de Cdiscount, beaucoup plus importante que la nôtre sur ce code postal. Lorsque les clients étaient en opt-in partenaires, nous avons pu pousser de l'information.
Quelles données clients de Rueducommerce utilisez-vous pour vos centres commerciaux ?
Lorsque le directeur marketing constate que tel client encarté Qwartz a aussi acheté sur Rueducommerce une tablette à tel prix il y a deux ans et des baskets à tel prix il y a un an, il en déduit statistiquement son pouvoir d'achat et son appétence pour certaines catégories de produits, ce qui alimente encore la DMP du groupe.
"Rueducommerce n'est pas à vendre"
Pour l'instant, nous promouvons simplement le Qwartz dans des newsletters de Rueducommerce envoyés aux acheteurs de sa zone de chalandise. Mais la forte qualification clients apportée à notre DMP par la base de données de Rueducommerce sera mise à contribution dès septembre. Par exemple, nous voulons pouvoir proposer à Sephora d'envoyer un email à telle typologie de population. Décathlon doit pouvoir nous demander des pères de famille avec tel pouvoir d'achat. C'est cela que nous pourrons vendre un jour : le recours à la DMP sur laquelle nous travaillons depuis un an et demi et qui alliera données physiques et digitales.
En 2014, Rueducommerce a encore creusé ses pertes à -6,5 millions d'euros de résultat opérationnel. Cherchez-vous à le revendre ?
Non ! Voyez d'ailleurs combien Rueducommerce est stratégique pour nous. Effectivement, vu les pertes, si c'était mon argent je le vendrais... Sauf que le site n'est pas là pour gagner de l'argent, mais pour nous donner de l'avance sur nos concurrents dans notre métier de foncière.
En outre, son modèle économique évolue dans le bon sens. Le volume d'affaires de la Galerie est quasiment égal au chiffre d'affaires high-tech. Nous devons maintenir la locomotive des ventes en propre pour entraîner la marketplace, mais nous savons être de plus en plus sélectifs pour laisser aux marchands spécialistes les produits aux marges trop faibles.
N'avez-vous pas pourtant des discussions en ce sens ?
Rueducommerce n'est pas à vendre, mais nous parlons en effet avec beaucoup d'acteurs, de la grande distribution ou autres, pour imaginer des partenariats. Même E.Leclerc et Système U se rapprochent : avec 300 millions de chiffre d'affaires, Rueducommerce est trop petit ! Il ne serait par exemple pas absurde de participer à une centrale d'achat avec un distributeur pour bénéficier de meilleurs prix. En revanche, pas question de s'en défaire.
Albert Malaquin, directeur général et membre du directoire d'Altarea France, est depuis janvier 2013 le PDG de Rueducommerce. Il répond à Gilles Boissonnet, qui dirige le pôle Commerce d'Altarea Cogedim. Ttitulaire d'un diplôme d'ingénieur géomètre et d'un DESS d'aménagement et d'urbanisme suivi à l'IEP, il démarre sa carrière en 1995 chez Arthur Andersen où il crée le département d'expertise immobilière puis développe l'activité de conseil auprès des investisseurs institutionnels chez Ernst & Young en 2002. En 2005, il devient président d'Icade Conseil. En septembre 2008, il rejoint le groupe Altarea Cogedim en tant que directeur général d'Altarea France afin de mettre en œuvre la stratégie de repositionnement de la foncière de centres commerciaux et mettre en place le pôle d'Asset Management, y compris pour le compte de tiers. Il est également membre de la Royal Institution of Chartered Surveyor, de la Fondation Palladio, de l'Institut Français de l'Expertise Immobilière et professeur à l'ICH en Expertise Immobilière.