Jeff Raider (Harry's) "L'objectif de Harry's est de lancer deux nouvelles marques par an"

DNVB star aux Etats-Unis, au point de susciter une offre de rachat du propriétaire de Shick et Wilkinson, le fabriquant de rasoirs Harry's veut désormais se développer sur de nouvelles verticales.

JDN. Comment est née l'idée de Harry's ?

Jeff Raider est le cofondateur et le CEO d'Harry's. © Harry's

Jeff Raider. Le concept de Harry's est né fin 2011 après que mon cofondateur Andy Katz-Mayfied ait réalisé à quel point il était pénible de devoir demander à un employé du magasin d'ouvrir une vitrine pour accéder à des rasoirs souvent très chers. Notre idée était de mettre à profit ce que j'avais appris en créant le lunetier Warby Parker pour l'appliquer au secteur du rasage et proposer aux hommes du monde entier une meilleure expérience. Tout a été longuement réfléchi : les mots utilisés sur notre site Web, le storytelling, les instructions de rasage fournies avec les produits, leur packaging, etc. Harry's est basée à NYC et emploie près d'un millier de personnes à travers le monde.

En février 2014, vous avez fait le pari de racheter Feintechnik, une usine allemande spécialisée dans la fabrication de rasoirs, pour 100 millions de dollars. Qu'est-ce-qui a motivé cette décision ?

Les rasoirs sont en quelque sorte des couteaux que l'on utilise pour le visage. Ces produits doivent donc être d'excellente qualité. Nous nous sommes lancés en faisant fabriquer nos produits dans cette usine allemande âgée d'une centaine d'années et réputée pour son expertise à travers le monde. Ces rasoirs ont été la fondation de notre entreprise dès le départ. Rapidement, nous avons réalisé que nous pourrions créer davantage de valeur en fusionnant nos compétences.

Harry's s'est lancé avec un modèle direct-to-consumer avant de distribuer ses produits en magasins, d'abord avec Target en 2016 puis Walmart en 2018. Pourquoi ce choix ?

"Une marque doit distribuer ses produits là où cela arrange ses clients"  

Ma conviction est qu'une marque doit distribuer ses produits là où cela arrange ses clients. En clair, s'ils préfèrent acheter nos rasoirs en magasin, nous devons faire en sorte d'y être référencés. J'aime cette idée de rendre service à nos clients en leur offrant le choix. La véritable question pour nous a été de réfléchir à l'expérience que nous pouvions proposer à nos clients dans un environnement que nous ne contrôlons pas. Nous observons d'ailleurs beaucoup de crossover entre nos ventes en ligne et retail : certains clients achètent nos produits chez Walmart ou Target pour les tester et commandent ensuite sur notre site. Nos ventes en ligne ont bénéficié de la visibilité offerte par notre présence en magasin, et inversement. Ces deux canaux ont bénéficié l'un à l'autre. Nous allons continuer de développer notre modèle DTC tout en ayant conscience que beaucoup de nos clients achètent aujourd'hui nos produits en magasin.

Le prix des produits étant le même sur votre site et en magasin, cette stratégie retail implique-t-elle une réduction de vos marges ?

Dans la vente retail, vous devez effectivement prendre en compte la marge du distributeur. Je pense d'ailleurs qu'il est important de donner une bonne marge au commerçant pour que celui-ci devienne un précieux partenaire. Pour autant, vendre en ligne n'est pas aussi peu coûteux qu'on veut bien le faire croire. Il y a aussi des coûts, que ce soit au niveau du paiement, du stockage, de la livraison, etc. Je pense que nous réalisons des marges honnêtes sur chacun de nos canaux de vente. Mais dans notre catégorie, notre entreprise n'est pas celle qui réalise les plus grosses marges car notre objectif est d'avoir un contrat honnête avec nos clients. Nous voulons qu'ils en aient pour leur argent à chaque fois qu'ils achètent un produit Harry's.

En 2018 vous avez lancé Flamingo, une marque de rasoirs et de produits de soin dédiée aux femmes. Pour quels résultats ?

"Notre rachat par Edgewell n'est plus à l'ordre du jour, nous allons construire cette vision nous-mêmes"

Flamingo est une marque issue de notre incubateur Harry's Lab. Nous sommes partis du constat que les rasoirs pour femmes coûtent aussi trop chers. L'objectif de Flamingo est donc de gagner la confiance des femmes avec un discours honnête et direct. Notre offre ne se limite pas aux rasoirs puisque nous proposons également une lotion pour le corps, de la cire, du gel de rasage, etc. Depuis le lancement, nous sommes extrêmement satisfaits des résultats obtenus, que ce soit sur le web ou en magasins.

Quels sont vos objectifs avec Harry's Labs et quels sont les moyens dont dispose cette entité ?

Cette structure est dédiée à l'innovation pour y développer des marques ciblant des besoins spécifiques de différents groupes d'individus à travers le monde. Notre objectif est de lancer deux nouvelles marques chaque année. Grâce aux compétences acquises par Harry's, nous voulons capitaliser sur notre maîtrise du modèle DTC et nous appuyer sur notre relation avec nos partenaires commerçants. Notre lab compte une dizaine de personnes et dispose de son propre budget. Leur rôle est d'identifier des catégories de produits où les consommateurs ne sont pas satisfaits par ce que leur proposent les marques. Nous n'écartons pas également d'investir ou de contribuer au développement de marques existantes.

Avez-vous d'autres exemples de marques issues de Harry's Labs ? Celles-ci ont-elles vocation à être uniquement financées par Harry's ou pourront-elles, à terme, accueillir d'autres investisseurs ?

Cat Person est une autre marque que nous avons lancée. Cette idée est venue d'un membre de l'équipe qui adore les chats et qui a remarqué que l'expérience offerte par les marques aux propriétaires de chats était loin d'être exceptionnelle. Nous avons donc créé une marque qui propose de la nourriture pour chat de qualité permettant de mieux préserver la santé de ces animaux tout en donnant le sentiment à leurs propriétaires de bien s'en occuper. Nous assurons, pour l'heure, intégralement le financement de ces marques. Mais à mesure que celles-ci continueront de se développer, nous évaluerons toutes les options à notre disposition. Il est encore trop tôt pour le dire.

En février dernier, la Federal Trade Commission a annoncé vouloir bloquer l'offre de rachat de Harry's par le groupe Edgewell pour 1,37 milliard de dollars afin de préserver la concurrence dans ce secteur. Pensez-vous que cette acquisition ait encore une chance de se réaliser ?

Non, cela ne se fera pas. Edgewell (propriétaire entre autres de Shick et Wilkinson, ndlr) a d'ailleurs retiré son offre suite à l'annonce de la saisie de la justice par la FTC. Avec cette acquisition, notre objectif était de proposer une meilleure expérience à nos clients en combinant nos compétences respectives. Ce qui nous paraissait vraiment intéressant était la possibilité de développer la dizaine de marques du portefeuille d'Edgewell dont nous devions prendre le contrôle et assurer leur développement sur le sol américain. Cette vision était en lien avec la stratégie multimarques que nous développons actuellement avec Harry's Lab. L'acquisition n'étant plus à l'ordre du jour, nous allons nous tourner vers l'avenir et construire cette vision nous-mêmes.

Quelles sont vos ambitions à l'international ? Prévoyez-vous un lancement en France ?

Concernant la France nous n'avons encore rien à annoncer pour le moment. Nous observons une très belle croissance de Harry's en Grande Bretagne et au Canada, ce qui démontre la capacité de la marque à pouvoir séduire des clients en dehors des US. Il nous faudra être attentifs aux spécificités et aux attentes des consommateurs sur chaque marché. 

Quelle est votre vision pour le futur de Harry's ?

Je crois que nous avons l'opportunité de créer une entreprise d'un nouveau genre dans le secteur des produits de grande consommation en développant un portefeuille de marques modernes et mondiales pouvant toucher des consommateurs à travers différents canaux. L'entreprise pourra rester indépendante, entrer en bourse, s'allier avec d'autre.s.. Mais pour l'heure, notre objectif est de continuer à nous développer.

Jeff Raider est le cofondateur et co-CEO de Harry's Inc. Avant cela, il avait lancé Warby Parker, une DNVB spécialisée dans les lunettes et travaillé pour Charlesbank Capital Partners et Bain & Company. Il est diplômé en Affaires Internationales de The Johns Hopkins University et a obtenu un MBA de la Wharton Business School.