L'enjeu des SI Budgétaires des Etats africains

Le budget est au cœur du fonctionnement de tout Etat. C’est particulièrement vrai dans les pays africains qui ont besoin de maitriser leur budget en exécution pour faire face aux aléas de leurs ressources budgétaires liés aux variations du cours des matières premières.

Plus encore que par le passé, le budget n’est plus seulement un outil au service du respect de l’autorisation parlementaire. Il vise, en effet, avec les réformes initiées par les différents gouvernements africains et  à l’initiative de la CDEAO et de l’UEMOA, à fixer des objectifs de performance des politiques et des administrations publiques.

Pour ce faire, il s’agit d’intégrer dans le budget plus que par le passé, une vision pluriannuelle en complément de la vision traditionnelle annuelle, en renforçant l’accent mis sur la comptabilité d’engagement et sur la mesure de la performance.

Pour cela, le système d’information budgétaire et comptable de l’Etat devient central et l’on ne peut plus se contenter d’applications budgétaires et comptables qui ne sont là que pour "notariser" des résultats d’évènements de gestion (parfois d’ailleurs avec retard). Ainsi les Etats et leurs administrations demandent plus à leurs systèmes d’information budgétaire pour mieux piloter, mieux rendre compte à leur parlement, aux organismes de contrôle, aux bailleurs… Les systèmes d’information budgétaires et financiers étendus sont au cœur de la nouvelle gestion publique. Mais comment passer de ces anciens systèmes aux nouveaux ? A quoi faut-il faire attention ? Comment gérer la transformation interne qu’elle suppose ?

La plupart des systèmes d’informations budgétaires et comptables actuels dans nombre de pays ne visent qu’à permettre de générer la mise en paiement des dépenses de l’Etat et le contrôle budgétaire de la dépense, tout en permettant d’assurer la séparation des fonctions entre ordonnateur et comptable et la sécurisation de la responsabilité du comptable sur ses deniers propres. Pour mettre en œuvre cette séparation, il s’en est suivi que, le plus souvent, deux systèmes budgétaires et comptables ont été mis en œuvre… Le périmètre de ces systèmes était souvent limité correspondant à un fonctionnement en mode très centralisé avec une primeur laissée au papier et à la circulation de celui-ci dans l’exécution de la dépense voire de la recette.

Pour palier en partie à ces défauts, la France a par exemple permis à 4 pays africains (Bénin, Côte d’Ivoire, Gabon et Sénégal) de se doter d’ASTER, progiciel destiné à fournir un outil de gestion et de suivi informatisé de la comptabilité publique. La mise en place d’ASTER devait permettre de répondre à certaines difficultés comme l’insuffisante déconcentration de la gestion de la dépense, la multiplicité des acteurs et redondance de leurs tâches ou un contrôle administratif et comptable de la dépense non maîtrisé. Ces faiblesses d’ordre structurel ou relatives aux moyens (insuffisance des effectifs, moyens matériels, méthodes…) entrainait entre autres un arrêté des comptes tardif avec des retards constatés de deux à plusieurs mois selon les pays). De manière générale les balances étaient produites avec un ou deux mois de retard dus aux difficultés à obtenir la production et la remontée des informations des comptables de base.

La mise en place d‘ASTER a donc permis des progrès incontestables. Il a constitué une avancée notable en permettant notamment de facilité la production et la gestion des comptes et à participer à l’amélioration avec les organes de contrôle (Cour des comptes). Mais le système a ses limites et au Sénégal, par exemple, il manque d’articulation, d’intégration avec le système de comptabilité budgétaire SIGFIP. (SIGFIP : outil d’exécution budgétaire et de gestion des comptes de gestion / ASTER : outil de gestion de la comptabilitégénérale) Le Sénégal a donc décidé en 2015 de mettre en place un système intégré de la dépense afin d’aller bien au-delà du système ASTER en vigueur, car en effet, ASTER, centré sur la tenue de la comptabilité de l’Etat, ne représente pas un système intégré de la dépense dans la mesure où l’ordonnateur n’y a pas accès. Seul le comptable l’utilise. Par ailleurs, ASTER n’intervient pas à tous les stades de la dépense, l’opération n’étant enregistrée qu’au moment de sa prise en charge comptable. ASTER n’intervient pas ainsi au moment de l’engagement et ne prévoit pas de suivi des engagements, ce qui ne permet pas de donner une visibilité budgétaire fiable à l’administration.

L’intégration des systèmes comptables et budgétaires, pour une gestion plus transparente et fiabilisée des comptes publics

L’intégration des systèmes comptables et budgétaires, y compris ceux gérant les achats, les réceptions et la facturation, permet d’une part de réconcilier les différentes étapes de la chaîne de la dépense en un circuit global, depuis la validation d’une dépense (le vote d’une autorisation budgétaire) jusqu’à sa terminaison (le paiement du fournisseur). Cette approche globale est le socle nécessaire à l’émergence d’une programmation des dépenses, qui requiert une vue complète et réconciliable des actions engagées, en cours et terminées.

D’autre part, elle permet de lier directement l’acte opérationnel et sa traduction financière : la notification d’un marché à un fournisseur se traduit budgétairement par un engagement, la validation d’un service rendu constate une dette envers un tiers, le paiement d’une facture est l’accomplissement de l’obligation contractuelle.

Le premier bénéfice de cette intégration est une traçabilité des budgets et des décisions de gestion associés. Le système restitue rapidement et nativement le niveau d’exécution d’une politique publique : sur  le budget alloué à l’équipement en IRM des hôpitaux publics, par exemple, combien d’achats ont été réalisés et combien de machines réceptionnées ?

L’intégration renforcée des différentes tâches et une couverture fonctionnelle de plus en plus étendue en amont et en aval des processus étend par ailleurs la capacité à suivre « en temps réel » l’exécution des politiques publiques. Il s’agit là de mettre en œuvre une véritable comptabilité des engagements et une comptabilité générale conforme aux standards internationaux. C’est le deuxième bénéfice de l’intégration : une information financière complète et fiabilisée, car retraduisant tous les actes opérationnels, donc apte à répondre aux nouvelles opportunités d’exploitation de la donnée.

La disponibilité d’une information financière rendant compte directement des actes opérationnels répond ainsi aux besoins de :

  •  Efficacité, en permettant de mieux connaitre les coûts des politiques publiques ;
  •  Efficience, à travers le contrôle de gestion et la mesure de la performance ;
  •  Sécurité et lutte contre la fraude par la transparence de l’utilisation des crédits publics ;
  •  Développement économique, par la capacité à fournir de nouveaux services aux bénéficiaires de la dépense publique, grand public et privés (information de là où en est le dossier de tel ou tel fournisseur : possible, car toutes les étapes sont tracées dans le système et peuvent permettre d’informer les fournisseurs et bénéficiaires de subventions, de l’avancement du paiement de leur dossier)

Enfin, il n’est pas possible d’aborder l’intégration des systèmes et des processus financiers sans parler de dématérialisation. Celle-ci combine en effet nécessité et opportunité dans le rapprochement des acteurs concernés :

  • Nécessité, car la séparation entre acteurs ne doit plus être un frein à l’intégration en temps réel des informations liés à des actes distants, que cette distance entre acteurs d’un même processus soit physique (géographique) ou métier (ordonnateur/comptable, …) L’intégration et le besoin de temps réel conduisent ainsi à la dématérialisation d’actes et à des transferts de responsabilité comme, notamment, l’enregistrement automatique d’écritures comptables à partir d’actes métiers.
  • Opportunité, car en automatisant certaines tâches et en rendant l’information traçable et « auditable », la dématérialisation libère du temps de saisie au profit de travaux d’analyse, tout en renforçant  le besoin d’interactions et d’échange entre des métiers auparavant cloisonnés. Par ailleurs, à terme, la dématérialisation facilite une déconcentration de toute ou partie du processus d’exécution de la dépense publique au plus près de ses bénéficiaires.

Réconcilier métiers, processus et acteurs : un impératif à intégrer à toutes les phases de l’intégration, de la conception jusqu’aux derniers déploiements

La réconciliation des métiers, des processus et des acteurs au sein d’un système informatique financier commun commence dès la conception de celui-ci. En effet, si les éditeurs proposent d’ores et déjà de multiples modélisations de processus financiers informatisés, la capacité à travailler de manière intégrée pour des populations jusque-là cloisonnées reste un projet en soi qu’il convient de ne pas négliger au profit de l’outil. Aussi il convient de co-construire le système avec toutes les populations futures utilisatrices de celui-ci, afin d’anticiper, identifier et traiter en amont les futurs impacts organisationnels, opérationnels et humains qui découleront de l’intégration des visions métiers, organisation, processus et outil au sein du nouveau SI budgétaire et comptable.

Pendant les phases de construction du système, le projet doit rassembler les différentes composantes d’utilisateurs, afin d’intégrer leurs besoins et leurs spécificités au sein d’une approche globale. Il s’agit de faire travailler ensemble les différents acteurs concernés pour que tous partagent la vision du processus de bout en bout, que les objectifs et besoins de chacun. Cette approche doit ainsi permettre de concevoir un processus cible avec des objectifs, un fonctionnement, et des rôle partagés par tous à chaque étape.

Il faut ensuite s’assurer de la fiabilité et de la sécurité de l’application déployée en prévoyant un déploiement progressif ; les premiers groupes d’utilisateurs déployés, sur des périmètres réduits, doivent permettre de tester le bon fonctionnement de l’application au sein de son écosystème, et par là de mesurer son impact sur les organisations, processus et pratiques existants. Le rôle des premières vagues  est justement d’identifier rapidement les difficultés inhérentes à un changement aussi profond, endogènes et exogènes à l’application, et de trouver les réponses et adaptations nécessaires, pour sécuriser et fluidifier les vagues ultérieures de déploiement.

Cette mise en place progressive doit être accompagnée d’un dispositif de pilotage, d’assistance et de support robuste et bénéficiant d’un soutien à haut niveau (cf. benchmark SDNSI), notamment en cas d’impact fort sur les organisations existantes nécessitant des adaptations exogènes à l’application.

Il faut aussi embarquer les utilisateurs, que ceux-ci voient le changement comme une opportunité et s’approprient les nouveaux modes de travail et ne soient pas dans une dimension où ils « subissent » cette transformation. La dimension conduite du changement, la prise en compte des particularités locales, la nécessaire adaptation aux réalités locales passent par des modes de communication et de réponse souples et mobiles, et une logique de conception de l’outil « simple et intuitif » comme le font les applications grand public.

La nouvelle gestion publique par les SI budgétaires et comptables est donc un pilier incontournable du développement…

La priorité accordée par la communauté internationale à la lutte contre la pauvreté et le lien organisé par le FMI et la Banque Mondiale entre les annulations de dettes en faveur des pays les plus pauvres et l’établissement de cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté, modifient le niveau, comme la nature, des exigences en matière de gestion des dépenses publiques. Ces nouvelles stratégies de développement doivent s’accompagner également d’un mouvement de décentralisation et de déconcentration administrative. Ces objectifs ne sont viables que dans la mesure où les procédures d’élaboration, d’exécution et de contrôle du budget des Etats sont adaptées et mises en œuvre de manière satisfaisante. 

Pour se faire, la gestion publique doit réconcilier les visions métiers, organisation et processus au sein d’outils intégrés. La mise en place d’un SI budgétaire et comptable partagé basé, sur une information financière enregistrée en temps réel, au plus près de l’acte métier la générant, est ainsi le socle nécessaire d’un nouveau pilotage de la finance publique. Il s’agit en effet de mettre en œuvre une application outillant l’intégralité d’un processus, depuis l’autorisation parlementaire jusqu’au la fin de son exécution. Cette approche globale, aussi bien en termes d’étapes que d’acteurs, permet non seulement un pilotage rénové et renforcé, basé sur une information en temps complète, fiabilisée et de qualité, mais ouvre aussi de nouvelles perspectives et opportunités en termes de transparence interne et externe et d’efficience, qu’en termes collaboratifs. Car sur ce dernier point, il ne s’agit pas de casser des séparations qui sont des gages de sécurité et d’efficacité (ordonnateur/comptable, acheteur/adjudicateur, réceptionnaire/certificateur), mais de dépasser la logique de silo pour fluidifier et améliorer la dépense publique, et, en combinant différents métier et visions, de mettre en œuvre une programmation enrichie de la dépense publique. Cette collaboration nécessaire à la bonne exécution, doit d’ailleurs commencer dès la mise en œuvre des outils qu’elle devra supporter, première étape indispensable et indépassable à la modernisation des organisations et des pratiques.

 

Jean-Michel Huet, Partner BearingPoint et Ludovic Morinière, senior manager BearingPoint