Des R&D 100% distancielles ? Oui, à condition d'appliquer les gestes anti-barrières

Nous managers, devons développer notre sixième sens pour sentir à travers l'écran les fluctuations, les doutes, les baisses de régime des équipes mais aussi ceux qui se mettent dans le rouge sans s'en rendre compte.

Télétravail et R&D semblent baigner dans le même code source. Immatérielle, la matière première de nos ingénieurs et développeurs paraît décorrélée des lieux de travail. Le confinement du printemps 2020 aura dissipé cette vision binaire. Cette situation exceptionnelle aura révélé deux "comburants" essentiels à la bonne activité d'une R&D entièrement distribuée : la motivation et les modes d'exécution du travail.

Libres mais cantonnés à la 2D

Le télétravail systématisé engendre un paradoxe. Il augmente la liberté individuelle des membres de la R&D (dans l’organisation de leur journée, leurs choix d’interaction, leur équilibre entre vie professionnelle et personnelle). Dans le même temps, il limite les formes d’échanges (derrière l’écran, on passe de la 5D à la 2D, ne conservant de nos sens que le visuel et l’auditif) et écrase les temps informels – fini les interactions spontanées au bureau, à la cafétéria, à l’extérieur des locaux…

Le distanciel nous coupant de cette émulation, il est vital de remettre le groupe au centre. Pour des équipes R&D et leurs managers, cela demande d’amplifier les rituels afin de partager : des initiatives (en chacun de nous sommeille un leader capable d’explorer de nouveaux modèles, de nouvelles technologies) ; des accomplissements (d’une personne ou d’un groupe projet) ; des connaissances et des retours d’expérience ; mais aussi des questionnements, des doutes et des échecs.

"Séparés ensemble"

La perte de sensorialité créant une coupure, celle-ci ne doit pas devenir une hémorragie ! Pour continuer de bien travailler "séparés ensemble", pour former un collectif motivé plus qu’une somme de parties, nous devons insuffler de la vie et du beat dans l’ordonnancement des bits quotidiens. C’est là qu’interviennent forums et messageries instantanées pour compenser, en partie, les émotions jusqu’alors vécues en présentiel.

La distance fait que certaines émotions doivent être régénérées, voire surjouées, dans des rituels de groupe : hackathons virtuels, sessions de jeux vidéo, défis, quizz, pauses-café collectives, sondages, design sprints… Ce qui pouvait sembler futile est en fait essentiel : blagues, défis, infos insolites doivent continuer de stimuler le quotidien d’équipes R&D réparties entre X bureaux et X pays. D’autant plus quand chacun se retrouve "coincé" chez soi avec, dans le meilleur des cas, une pièce dédiée au télétravail.

Structurer sans étouffer

L’exécution du travail à distance est corrélée aux enjeux d’émulation et de motivation. Une R&D distribuée agit sur une ligne de crête, entre trop ou trop peu de procédures et de documentation. Trop de formalisme robotise, déshumanise, coupe les liens. Trop peu fragmente l’organisation et réduit ses performances.

Tout ce qui se transmettait au bureau de façon orale et spontanée, en face à face ou en groupe, est menacé d’extinction. Que l’on travaille en mode agile ou cascade, la synchronisation permanente de tous avec tous (ingénierie, développement, production) consomme beaucoup de temps et d’énergie. L’objectif est de faire vivre des équipes à la fois autonomes et reliées.

Pour cela, les savoir, les savoir-faire et la culture d’entreprise doivent être formalisés et partagés dans des plateformes collaboratives (Office 365, Teams, Klaxoon & cie), de gestion de projets (Slack & cie), de documentation (Jira, Confluence & cie). Avec un bémol : efficaces en rythme de croisière, ces plateformes sont parfois inadaptées aux situations d’urgence où le physique, le non-verbal et tous les sens contribuent à la résolution du problème

Le télétravail généralisé impose également un rythme programmatique, dans lequel visios et autres confs tél sont autant de temps forts pour confronter les idées et prendre des décisions (chaque participant ayant reçu, en amont, suffisamment d’information pour un maximum d’efficacité, au risque de tomber dans des discussions façon Café du commerce).

Loin des yeux, proches du cœur

La distance décuple l’enjeu de la présence. Nous managers, devons développer notre sixième sens pour sentir à travers l’écran les fluctuations, les doutes, les baisses de régime des membres de nos équipes mais aussi ceux qui se mettent dans le rouge sans s’en rendre compte. Dans mon constat, le plus grand risque n’est pas la désimplication (dans la tech, les salariés sont rompus au management par objectifs et aux livrables) mais le surinvestissement.

Débarrassés des temps de transport, à l’abri des regards du groupe, les techs passionnés peuvent vite oublier la pendule et accumuler des heures supplémentaires, au risque du surmenage. Nous avons la responsabilité de détecter ces signes de trop plein avant d’en arriver à de trop lourds dommages. Nous et nos équipes devons apprendre à ne pas « habiter au travail » et nous imposer une discipline dans l’alternance entre temps de connexion et déconnexion, bien plus saine et efficace dans le temps.

Un autre point de vigilance réside dans l’intégration des recrues et la montée en puissance des salariés. Cela impose de formaliser ces processus et de travailler en fluidité entre le management, les ressources humaines et les autres services de l’entreprise. Faire mentorer recrues et juniors par des salariés confirmés est une des façons d’assurer ce liant à distance, ceux-ci agissant en relais des codes culturels et de la vision de l’entreprise.

Finalement, le confinement aura éprouvé et renforcé la culture du travail à distance. De tels phénomènes exceptionnels nous poussent dans nos retranchements et nous imposent d’aller à l’essentiel : compenser la privation du travail en présentiel par plus d’émotions et de moments partagés, de façon spontanée et organisée ; systématiser les liens entre les équipes, avec les clients ; être plus rigoureux dans les standards pour ne plus gérer que les exceptions ; se concentrer sur les indicateurs de performance les plus pertinents ; renforcer les systèmes de sécurité ; corriger les écarts entre procédures théoriques et pratiques réelles.

Si toute crise est porteuse de dangers et d’opportunités, le confinement aura démontré la capacité des R&D à continuer de bien agir en mode totalement ou partiellement distribué - à condition de bien appliquer les gestes anti-barrières.