Guerre en Ukraine : vers une accélération de la fragmentation géopolitique de l'espace numérique

Fragmentation numérique accélérée impliquant des cyber-attaques étatiques, de hackers qui bousculent cet espace numérique supposé sans frontière. La guerre évolue, le pouvoir de l'information, non !

Nous parlons depuis  quelques semaines d’une fragmentation progressive de l’espace numérique globale le long des lignes de souveraineté des différents États, concrétisée par l’implémentation de législations de protection des données personnelles visant à conserver un contrôle étroit sur un certain nombre de données considérées comme stratégiques :

Il semble aujourd’hui que la guerre en Ukraine ait brutalement accéléré une telle fragmentation. En effet, comme nous l’avons remarqué dans notre précédente publication “Code is war ?”, les combats dans le cadre de ce conflit se déploient à la fois physiquement sur le territoire ukrainien, mais également de manière massive en ligne.

Cette bataille numérique implique des cyber-attaques extrêmement organisées et méthodiques de la part des acteurs étatiques russes ou de groupes de hackers qui y sont affiliés comme Conti, afin de mettre à mal les infrastructures ukrainiennes ainsi que leurs différents modes de communication. Mais aussi, et peut-être surtout, une guerre qui se situe sur le terrain de l’information (ou désinformation). Au-delà du territoire ukrainien, les cyberattaques prenant place dans un espace numérique sans frontières, les risques de contagions à d’autres pays par exemple européen sont réels, comme le remarque l’ANSSI dans son rapport en date du 2 mars 2022.

Dans un tel contexte, la polarisation entre l’occident et la Russie s’est radicalement renforcée. Comme nous le mentionnions également dans notre précédente publication, un certain nombre de plateformes extrêmement influentes comme Youtube, Google, Facebook, Twitter ou Instagram ont déjà instauré un certain nombre de restrictions visant spécifiquement les médias d’État russes.

Du côté russe, la rupture est également consommée. La Russie s’était, dès 2019, dotée d’un arsenal législatif nommé “Sovereign Internet Bill” instaurant une obligation, pour les FAI (fournisseurs d’accès à internet) russes, d’être en capacité technique de contrôler étroitement les données qui circulent sur le territoire russe, et de permettre au “Roskomnadzor”, en cas de besoin, de superviser et d’opérer un tel contrôle (le “Roskomnadzor” désigne le Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l'information et des médias de masse, il s’agit d’un service exécutif fédéral russe chargé de la supervision dans le domaine des médias, y compris les médias électroniques). Cette même loi prévoit également la possibilité pour le gouvernement russe de couper entièrement l’accès à Internet.

Même si cette dernière hypothèse ne semble pas (encore ?) être étudiée par les autorités russes, un filtrage extrêmement avancé est actuellement opéré par le Roskomnadzor, notamment sur les informations relatives à l’offensive russe en Ukraine, avec de nombreux sites occidentaux bloqués, un fort ralentissement dans l’accès aux réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, et l’interdiction d’utiliser les termes “guerre” et “invasion” pour décrire ce qui reste officiellement pour les autorités russes une “opération spéciale pour défendre les populations des régions séparatistes de l'est du pays”.

L’isolement russe pourrait potentiellement aller encore plus loin. Ainsi, l’Ukraine a effectué une demande à l’Icann (la Société d’attribution des Noms de domaines et des numéros sur Internet) de bloquer l’intégralité des serveurs DNS russes. Une telle initiative rendrait effectivement inaccessibles l'intégralité des sites russes pour le reste du monde. Du côté russe, la loi “Sovereign Internet Bill” fournit aux autorités l’ensemble des outils législatifs nécessaires pour répondre à de telles manœuvres par la mise en place d’un réseau entièrement souverain visant à remplacer Internet, Runet. Runet est le nom donné à un projet russe visant à développer un réseau entièrement souverain et autonome par rapport au réseau internet mondial ; si peu d’informations filtrent sur le développement de cet outil, Runet aurait été testé avec succès en 2019 une première fois, puis une seconde fois en 2020.

Si, malgré les annonces récentes, nous n’en sommes pas encore à l’isolation complète et radicale de la Russie dans un réseau entièrement souverain, la tendance actuelle tend incontestablement vers une fracturation rapide de l’espace numérique global entre la Russie et l’Occident. Ce qui pose bien entendu un certain nombre de questions : est-ce véritablement un mouvement que l’Union européenne souhaite favoriser en renforçant l’isolement de la Russie sur le plan numérique ? Est-ce qu’une stratégie d’ouverture et d’inclusion ne serait pas plus en accord avec ses valeurs ? Mais peut-elle réellement se le permettre au vu de l’intensité des combats qui prennent place à sa porte ?