Un marché public peut-il exiger du logiciel libre ?
Le secteur public a été parmi les plus réceptifs, parfois enthousiaste, dans l'adoption des logiciels libres. Mais le code des marchés publics est complexe et contraignant, et certaines questions manquaient de jurisprudence. Revenons un peu sur l'état des lieux.
J'aimerais revenir sur une actualité récente, qui n'a pas eu l'écho qu'elle méritait.
Il s'agit d'une décision du
Conseil d'Etat, qui valide un marché public de la région Picardie,
annulé précédemment à la demande d'un concurrent malheureux, au
motif que le marché exigeait un logiciel particulier, qui était un
logiciel libre.
On sait que le code des marchés
publics interdit d'exiger dans une consultation, un produit
particulier. Du moins, si un produit est cité, il doit être
ajoutée la mention « … ou équivalent ». Dans
certains cas, cette petite mention est juste le moyen d'être dans la
légalité sans la moindre attention pour l'esprit de la loi. Mais
on peut espérer que cette obligation amène malgré tout certains
donneurs d'ordre à réellement considérer des solutions
alternatives, et parmi elles des solutions open source.
Les défenseurs du Logiciel
Libre se sont donc battus pour la bonne application de cette
réglementation. Voir en particulier l'action
conjointe du CNLL et de l'April en direction des responsables de
collectivités territoriales. Ainsi, en décembre 2010, grâce à l'action de Jean-Paul Smets (Nexedi), la justice a annulé un marché public de l'Agence de l'Eau Artois Picardie qui exigeait des
produits de Business Object (SAP) et Oracle. Une décision qui
aidera certainement à faire connaître la loi.
Pour autant, un donneur d'ordre
peut avoir mené différentes études en amont de sa consultation,
qui l'auront amené à retenir telle ou telle solution, soit-elle
open source ou non. Dans ce cas, il sait ce qu'il veut, et on
pourrait dire : autant qu'il le fasse savoir. Mais bien sûr,
il sera difficile de mesurer la rigueur et l'objectivité des études
amont, de sorte qu'il reste préférable que la consultation permette
des réponses alternatives, comme le veut le code des marchés
publics.
Quoi qu'il en soit, cette
exigence est tout à fait neutre, elle ne fait pas mention
spécifiquement du logiciel libre, et l'on pourrait penser qu'il est,
de la même manière, interdit d'exiger une logiciel spécifique qui
soit libre.
Avant d'en venir à l'arrêt
récent, rappelons qu'il était déjà tout à fait clair que
d'exiger un logiciel sous licence Libre ou open source ne pose aucun
problème. Si le donneur d'ordre a identifié, par exemple, qu'il
est essentiel pour lui de pouvoir modifier le logiciel librement, de
le redistribuer ou bien encore de le déployer sur un nombre indéfini
de serveurs sans coût additionnel, ce sont des exigences tout à
fait légitimes, qui ont donc pour effet d'orienter le choix de
logiciels sur ceux ayant une licence Libre ou open source, ce qui en
général laisse un panel assez large. Certes, certains produits du
marché se retrouvent non-éligibles, mais somme toutes, si une
consultation demande un progiciel de GED, on ne va pas faire en sorte
que les progiciels de VPN soient éligibles également. On a
souvent cité comme exemple emblématique à cet égard le très gros
appel d'offres lancé par la région Ile de France en 2008 pour un
logiciel d'Espace Numérique de Travail destiné aux établissements
scolaires, avec une exigence impérative très clairement formulée,
de licence libre.
Ce premier point était donc
déjà clair : un marché public peut exiger des solutions libres.
La question qui pouvait demeurer
était : un marché public peut-il exiger une solution Libre
spécifiquement nommée ?
C'est l'objet de l'arrêt du
Conseil d'Etat de septembre 2011, qui fera jurisprudence. Il porte
sur un appel d'offre émis par la région Picardie pour son
équipement en ENT, qui justement demandait le logiciel issu de la
consultation d'Ile de France. Cet arrêt, déjà commenté par quelques experts tels que Luc Bartmann, ou
encore Benjamin Jean, est particulièrement intéressant car il
fait une distinction de fond entre l'exigence d'un logiciel libre et
l'exigence d'un logiciel propriétaire : l'un et l'autre ne sont pas
égaux devant le code des marchés, la symétrie est rompue.
L'arrêt ne dit pas que ce qui
est interdit concernant des logiciels propriétaires, à savoir
l'exigence d'un produit particulier nommément désigné, sans
alternative possible, serait autorisé concernant des logiciels
Libres. Il dit précisément : le logiciel étant libre, et
par ailleurs gratuit, il est obtenu par la région en amont, sans
qu'il soit besoin d'un marché, puis la région lance un marché pour
la fourniture de services portant sur ce logiciel dont elle dispose
déjà. La distinction n'est donc pas dans la typologie de logiciel
ou de sa licence, mais dans la teneur du marché, qui est uniquement
un marché de services et non un marché d'acquisition de logiciel.
Notons que selon cette logique, l'acquisition d'une version non Libre
d'un logiciel par ailleurs connu par l'existence de sa version Libre
n'aurait pas justifié la même décision.Le raisonnement du Conseil d’État est imparable, et la jurisprudence particulièrement
prometteuse pour les avocats du Logiciel Libre.
Les acheteurs des
administrations et collectivités publiques savent désormais que non
seulement ils peuvent exiger un logiciel dont la licence est Libre ou
Open Source, mais de plus ils peuvent également spécifier
précisément le logiciel qu'ils souhaitent déployer, étant entendu
qu'il ne s'agit pas de l'acquérir.
Ils peuvent l'exiger, donc, à
nous de leur démontrer que ce sera une bonne chose pour leur système
d'information et pour leurs finances.