Dustin Moskovitz (Asana) "Mark Zuckerberg et moi n'avons jamais envisagé de vendre Facebook"

Le cofondateur du réseau social détaille la stratégie d'Asana qu'il a fondé en 2008 après avoir quitté Facebook. Un éditeur d'applications collaboratives dont l'offre est disponible depuis peu en français.

Comment est née la plateforme de gestion de projet Asana, que vous avez créée après avoir cofondé Facebook ?

Dustin Moskovitz est le cofondateur et CEO d'Asana. © Asana

L'idée est venue pendant que je travaillais encore chez Facebook. Je cherchais à cette époque à savoir sur quoi mon équipe travaillait, mais aussi à les informer et les motiver autour d'un objectif commun. J'avais également besoin de visualiser avec clarté les tâches qui allaient nécessiter le plus d'énergie pour finaliser un projet. J'ai donc développé un outil permettant de suivre les différentes étapes consécutives à un projet et définir les responsabilités de chacun. Cet outil a rencontré beaucoup de succès en interne et a permis à Facebook de gagner en productivité. Initialement pensé pour des développeurs, il a rapidement été adopté par d'autres équipes de l'entreprise, démontrant qu'il s'agissait là d'un problème universel. En 2008, j'ai pris la décision de quitter Facebook pour créer Asana qui compte aujourd'hui 300 collaborateurs.

Comment fonctionne cet outil et à qui s'adresse-t-il ?

Asana permet de suivre avec clarté l'avancement d'un projet et d'identifier les étapes importantes qui vous permettront de le finaliser. Il vous permet notamment d'assigner des tâches à des personnes, de communiquer avec elles, d'être au courant des derniers changements, etc. Nos utilisateurs sont des entreprises de toutes tailles et de tous secteurs. Nous avons par exemple des clients qui utilisent Asana pour organiser des festivals et d'autres pour des projets personnels. Parmi nos clients français je peux vous citer La Poste ou encore Schneider Electric. Nous observons actuellement une forte croissance en Europe et nous avons d'ailleurs traduit notre outil en français et en allemand début novembre. Nous le rendrons bientôt disponible en portugais et en espagnol.

Slack, Workplace by Facebook, Trello, Salesforce… Il existe aujourd'hui un certain nombre de plateformes dans le domaine de la collaboration. Peuvent-elles coexister sur le long terme ?

Tous ces services peuvent être utilisés de manière simultanée. La preuve, notre plateforme propose des intégrations avec Slack, G Suite ou encore Dropbox. Concrètement, le domaine de la collaboration se divise en trois grandes catégories. La première concerne les fichiers et les documents, avec des plateformes comme Dropbox ou G Suite. La seconde est celle de la messagerie et de la communication, avec des acteurs comme Slack, Skype ou Facebook Workplace. Enfin la troisième englobe les plateformes de Tracking et de suivi de projet telles qu'Asana.

"La grande majorité des gens continue d'utiliser emails, tableurs Excel, notes et autres outils pour leur travail"

Pour autant, seulement une infime partie des gens utilisent aujourd'hui des plateformes dédiées pour organiser leur travail. La grande majorité continue d'utiliser emails, tableurs Excel, notes, et autres outils non spécialisés. Nous voyons donc cela comme une réelle opportunité.

Quel est le business model d'Asana ? L'entreprise est-elle rentable ?

L'utilisation d'Asana est gratuite jusqu'à 15 membres par équipe, puis nous facturons 9,99 dollars par utilisateur et par mois. Nous proposons également une offre dédiée aux plus grandes entreprises. Asana n'est pas encore bénéficiaire mais nous sommes en bonne voie pour le devenir.

Quels sont vos projets pour la suite ?

Nous souhaitons simplifier davantage l'utilisation d'Asana et rendre notre outil plus complet. Nous voulons que nos utilisateurs puissent rapidement identifier les bénéfices d'Asana dès leur première prise en main de l'application. Enfin, nous comptons développer des solutions pour aider managers et dirigeants à mieux identifier d'éventuels disfonctionnements dans leur projet pour leur permettre d'identifier où concentrer leurs efforts.

Facebook a bien changé depuis votre départ en 2008. Quel regard portez-vous sur l'entreprise aujourd'hui ?

C'est en effet une entreprise bien différente de celle que j'ai quittée. Depuis le déménagement des équipes sur le nouveau campus, je n'y ai été que deux fois. C'est devenu une très grande société. Mais beaucoup de personnes avec qui j'ai collaboré par le passé travaillent encore là-bas. Cela me rend fier et j'ai également beaucoup d'admiration pour Mark Zuckerberg et pour les nombreuses décisions qu'il a prises au fil des années. Nous sommes toujours amis et en contact.

Quelle a été la décision la plus difficile à prendre : quitter Harvard pour partir dans la Silicon Valley et travailler au développement de Facebook, ou quitter Facebook pour créer Asana ?

La seconde, sans hésitation. Car il faut savoir qu'Harvard permet à ses étudiants d'arrêter leurs études temporairement. A cette époque, nous nous disions que nous allions travailler sur Facebook pendant l'été et mettre entre parenthèses nos études pendant un semestre pour les reprendre ensuite. Cela ne nous a donc pas semblé risqué sur le moment. De plus, nous avions déjà plusieurs milliers d'utilisateurs et l'intérêt d'investisseurs comme Accel et Peter Thiel.

"Certaines personnes se sont demandées comment nous pouvions refuser un tel deal"

A l'inverse, quitter Facebook a été bien plus difficile. Toutefois, mon cofondateur chez Asana, Justin Rosenstein (ingénieur chez Facebook à cette époque, ndlr), et moi savions que nous résolvions un vrai problème auquel personne ne s'attaquait à cette époque. Et le fait de voir notre outil interne adopté par de nombreuses équipes au sein de Facebook a conforté notre idée.

Une autre décision importante a été de décliner l'offre de rachat de Facebook formulée par Yahoo pour un montant d'un milliard de dollars en 2006. Pourquoi avoir refusé cette offre et quelle a été la réaction des employés ?

C'est une décision qui a été difficile mais je pense qu'à cette époque ni Mark ni moi n'avions l'intention de vendre. Nous nous sommes malgré tout dit qu'il aurait été irresponsable de ne pas au moins étudier la nature de l'offre. A ce moment, nous ne connaissions pas le montant et nous ne pensions pas qu'il s'agissait de quelque chose de sérieux, avant de comprendre qu'il s'agissait d'une offre concrète. Certaines personnes se sont demandé comment nous pouvions refuser un tel deal. Je ne crois pas que Mark et moi avons jamais sérieusement envisagé accepter cette offre et je pense que la majorité des employés de Facebook était d'accord avec notre décision. Je me souviens encore de Mark l'annonçant aux collaborateurs et recevant une acclamation.

Un mot sur votre stratégie d'expansion chez Facebook : est-il exact que vous sélectionniez initialement les campus universitaires à cibler en priorité en fonction de l'existence de réseaux sociaux concurrents ?

J'ai également entendu cette version mais elle n'est pas tout à fait exacte. Concrètement, nous consultions les étudiants sur l'intérêt de disposer de Facebook dans leur école via un formulaire en ligne. Par exemple, si nous recevions un millier de requêtes en provenance d'un campus, alors nous nous lancions là-bas. Cette méthode a été très intéressante puisque, dès que nous rendions Facebook disponible dans une école, nous envoyions alors un email à toutes ces personnes pour les informer que nous avions répondu à leur demande. Dans certaines zones, nous regardions parfois dans combien d'écoles Facebook était disponible pour décider ou non d'en cibler d'autres dans la même région. Mais notre stratégie d'expansion n'était pas corrélée à l'existence ou non d'un réseau social concurrent sur un campus.

Dans un billet publié en 2015 sur Medium, vous dénonciez la culture de travail intense qui règne au sein de certaines entreprises technologiques.  Pensez-vous toujours que passer trop d'heures au bureau est contre-productif ?

Lorsque vous surchargez vos employés de travail, vous perdez en productivité. En plus d'être moins efficaces, vos collaborateurs sont généralement plus tendus et prennent de mauvaises décisions. Beaucoup d'études démontrent qu'après 50-55 heures de travail par semaine, un employé va avoir tendance à ralentir la cadence et à être moins productif malgré le fait de passer plus d'heures au bureau.

"Le président Trump conçoit le monde comme un jeu à somme nulle"

Pourtant, il y a encore cette idée répandue dans l'industrie technologique que travailler jusqu'à tard le soir, et même parfois les week-ends, est le prix à payer pour réussir. Ce n'est pas ma conviction. Je pense en réalité que ces entreprises réussissent malgré ces pratiques et non pas grâce à elles. Je l'ai moi-même vécu aux débuts de Facebook : je travaillais de longues heures mais j'étais loin d'être aussi productif que j'aurais pu l'être.

Que faites-vous pour éviter les burn-out chez Asana ?

Nous faisons comprendre à nos salariés que même si nous voulons qu'ils travaillent rapidement, nous voulons aussi qu'ils soient performants sur le long terme. Pour cela, nous les encourageons donc à prendre du temps pour recharger leurs batteries. Que ce soit en faisant une pause pour aller se promener ou en prenant une pause pour déjeuner. Nous les encourageons également à ne pas travailler le week-end et à prendre leurs congés.

Si vous n'aviez pas créé Asana, dans quel secteur auriez-vous aimé créer une entreprise ?

Probablement dans le domaine de l'infrastructure IT afin de permettre à d'autres de créer, ce qui est quelque chose de vraiment stimulant pour un entrepreneur. C'est la raison pour laquelle j'aime ce que nous faisons chez Asana : nous aidons des équipes qui travaillent sur des problèmes tels que l'amélioration du système de santé et du système éducatif ou encore la lutte contre le changement climatique. Notre plateforme les rend plus efficaces et productives.

Investissez-vous dans des start-up en tant que business angel ? Quelles sont les dernières innovations qui ont retenu votre attention ?

Très rarement puisque j'investis en moyenne dans une start-up par an. Je pense qu'il y a de nombreuses technologies et innovations intéressantes en dehors du Software. Par exemple, ma fondation 'Good Ventures' a investi dans une start-up appelée Impossible Foods qui a créé un burger végétarien à base de blé. Celle-ci s'attaque ainsi indirectement au problème du changement climatique en luttant notamment contre la déforestation.

Pendant la dernière élection présidentielle américaine, vous vous êtes opposé à Donald Trump en faisant un don de 20 millions de dollars au profit de la campagne d'Hillary Clinton. Pensez-vous que la politique du président Trump puisse représenter un danger pour l'écosystème technologique de la Silicon Valley, notamment en raison de ses positions sur l'immigration ?

Comme je l'expliquais dans mon billet de blog intitulé "Compelled to Act", le président Trump conçoit le monde comme un jeu à somme nulle, ou "Zero sum thinking", ce qui signifie que si un pays se porte bien, cela se fera forcément aux dépens des Etats-Unis, ou que si des immigrés viennent ici, ils prendront automatiquement le travail des américains. Tout cela est fondamentalement faux. Et il ne s'agit pas de ma propre opinion puisque des études ont démontré le contraire. Ma fondation a financé plusieurs travaux de recherche sur cette question de l'impact de l'immigration, prouvant que Donald Trump se trompe. Mais c'est une affirmation populaire que ce dernier aime répéter. Donc oui, beaucoup de choses que nous craignions avant l'élection vont probablement se concrétiser pendant la présidence Trump, et je pense que cela sera bon ni pour les Américains ou les non-Américains ni pour l'industrie technologique ou pour les autres industries.

Les craintes d'une présidence Trump évoquées dans votre billet étaient donc justifiées ?

C'est à la fois pire et mieux que ce que j'imaginais. 'Mieux' dans le sens où il n'a pas réussi à mettre en oeuvre tout ce qu'il voulait.

Biographie professionnelle : Dustin Moskovitz est le cofondateur et CEO d'Asana, une plateforme de 'Work Tracking' dont la mission est de permettre à des équipes de travailler plus efficacement ensemble. Avant cela, il avait cofondé Facebook, occupant par la suite les postes de CTO et VP of Engineering. Dustin Moskovitz a étudié pendant deux ans l'économie à Harvard, avant d'arrêter ses études pour partir à Palo Alto (Californie) et travailler au développement de Facebook à plein temps..