Luis von Ahn (Duolingo) "Duolingo va lancer une application d'apprentissage des mathématiques"
Créé en 2011, Duolingo s'est distingué par un système d'apprentissage fortement inspiré des jeux vidéo. Fort de 40 millions d'utilisateurs actifs, l'entreprise veut désormais s'attaquer à de nouvelles matières. La prochaine : les mathématiques.
JDN. Comment est né Duolingo ?
Luis von Ahn (Duolingo). Duolingo est né en 2011 lorsque j'étais encore professeur en Sciences Informatiques à Carnegie Mellon University. Je venais de vendre ma deuxième entreprise à Google, baptisée Recaptcha, et je voulais créer quelque chose en lien avec l'éducation. Je me suis associé avec Severin Hacker, l'un de mes étudiants à cette époque, pour fonder Duolingo. Mon rapport avec le secteur de l'éducation est directement lié à mes origines guatémaltèques. Etant originaire de ce pays très pauvre, mon objectif avec Duolingo était de donner un accès égal et gratuit à l'éducation. Nous avons fait le choix de démarrer par les langues car, dans beaucoup de pays, le simple fait de parler l'anglais peut vous permettre d'augmenter votre salaire moyen.
Depuis sa création, l'entreprise a fait du chemin et s'est introduite en bourse en juillet 2021. Qu'est-ce-qui explique le succès de l'application selon vous ?
Cela fait 8 années consécutives que Duolingo est l'application éducative la plus téléchargée au monde. Ce succès s'explique en partie par son accès gratuit, contrairement aux produits de nos concurrents. L'autre raison est que nous essayons de rendre cet apprentissage des langues le plus agréable possible à travers des éléments de gamification. Apprendre avec Duolingo s'apparente presque à un jeu. C'est pourquoi beaucoup de nos utilisateurs invitent leur entourage sur l'application. Plus de 500 millions de personnes se sont inscrites. Parmi eux, nous dénombrons 40 millions d'utilisateurs actifs, dont près de 2,2 millions d'utilisateurs payants. Près de 25% de nos utilisateurs résident en Amérique du Nord et un autre quart en Amérique latine. Environ 35% sont en Europe et 15% en Asie. Le marché asiatique est celui qui connait la plus forte croissance.
Certains de vos concurrents critiquent l'aspect gaming de vos apprentissages. Est-il possible de devenir complètement bilingue dans une langue uniquement grâce à Duolingo ?
"Notre objectif est de pouvoir tout enseigner sur smartphone"
J'observe que beaucoup de startups EdTech ne font que copier le format des cours magistraux existant depuis des centaines d'années pour le présenter sur smartphone. Pourtant, ce format n'a pas été pensé pour être consommé sur cet appareil. La majorité des gens n'ont pas envie de regarder deux heures de cours sur leur smartphone. Duolingo a été pensé pour apprendre en quelques minutes sur votre mobile. Il est facile de critiquer notre application comme le font certains concurrents mais la réalité est qu'apprendre une langue est très difficile.
Nos données montrent que les progrès réalisés par nos utilisateurs sont réels. Bien sûr, ce n'est pas suffisant pour parler une langue couramment mais ce n'est pas notre objectif. L'application doit vous amener au niveau européen B2, dit "anglais courant", vous permettant de parler anglais dans votre travail. Et il est tout à fait possible d'atteindre ce niveau sur Duolingo, de manière complètement gratuite.
Comment l'entreprise génère-t-elle du chiffre d'affaires ?
Lorsque nous avons lancé Duolingo, nous pensions nous rémunérer en proposant de la traduction aux entreprises. Nous y avons mis un terme rapidement car ce modèle était compliqué et nous consacrions beaucoup d'efforts à nous assurer que ces traductions étaient bonnes au lieu d'améliorer nos leçons. Pendant plusieurs années, l'entreprise n'a pas gagné d'argent et a fait le choix de lever des fonds pour assurer son développement. En 2017, nous avons décidé qu'il était temps de générer des revenus et nous avons intégré un abonnement payant offrant certains avantages, comme la suppression de la publicité. La raison pour laquelle nous avons choisi ce modèle freemium est que nous ne voulions pas faire payer l'accès à notre application.
Comment se décomposent vos sources de revenus aujourd'hui ?
"Il est difficile d'être en concurrence avec Kim Kardashian, mais c'est notre objectif"
La majorité de nos revenus provient de nos abonnements, soit environ 75% de notre chiffre d'affaires. Pour autant, seulement 5% de nos 40 millions d'utilisateurs actifs souscrivent à notre offre payante,s. Entre 10 et 15% de nos revenus sont issus de la publicité. Enfin, près de 10% viennent des certifications d'anglais que nous proposons. Ces tests d'anglais, qui permettent d'obtenir des certifications à la clé, ont été lancés il y a cinq ans et ont été les premiers à pouvoir se faire entièrement en ligne. Nous avons connu une croissance rapide sur ce marché. Il s'agit d'ailleurs d'un produit séparé de l'application Duolingo.
Quelles sont vos ambitions sur ce marché concurrentiel des certifications ?
Tout comme le TOEFL, TOEIC ou le Cambridge English Test, la certification Duolingo est désormais reconnue par un certain nombre d'institutions dont la majorité des universités américaines. Nous travaillons avec d'autres établissements à travers le monde mais aussi avec les autorités afin que la certification Duolingo puisse, par exemple, être reconnue pour les dossiers de demandes de visa. D'ici quelques années, notre objectif est de devenir la certification de référence permettant d'évaluer le niveau de langage d'un individu. En clair, que le score Duolingo devienne la réponse naturelle pour mesurer le niveau d'anglais ou d'espagnol.
Vous avez lancé en mars 2020 une application baptisée Duolingo ABC, dédiée à l'apprentissage de la lecture pour les plus jeunes. Pour quels résultats ? Votre ambition est-elle, à terme, de ne plus vous limiter à l'enseignement des langues ?
"Nos véritables concurrents sont les plateformes sociales et les jeux mobiles"
Les résultats ont été très bons et nous allons continuer à développer Duolingo ABC. La mission de Duolingo est l'éducation au sens large. Notre objectif est de pouvoir tout enseigner sur smartphone. Nous voulons créer des cours autour de sujets qui peuvent améliorer la vie des gens : lecture, écriture, mathématique, chimie, etc. Nous travaillons actuellement sur une application dédiée à l'enseignement des mathématiques. Désormais, une grande partie de la population mondiale possède un smartphone dans sa poche. Ces appareils sont devenus des canaux de distribution incroyable. Pour autant, ils ont aussi le désavantage de proposer toutes sortes de distraction, que ce soit Instagram, Tik Tok, Snapchat, etc. Nous devons donc rendre notre produit aussi engageant que ces plateformes sociales pour capter l'attention des utilisateurs. Car, en réalité, nos véritables concurrents sont les plateformes sociales et les jeux mobiles.
Rendre une leçon de mathématiques aussi attractive que le compte Instagram de Kim Kardashian ne semble pourtant pas être une mince affaire…
Il est effectivement difficile d'être en concurrence avec Kim Kardashian mais c'est notre objectif (rires). Pour autant, nous avons un atout de notre côté : après avoir appris quelque chose, vous vous sentez généralement épanoui et fier de ce que vous avez accompli. Ce qui est probablement moins le cas après avoir consommé du contenu publié par des influenceurs. Le but est donc d'être aussi divertissant pour un utilisateur que de scroller le fil d'actualité de Kim Kardashian mais en lui procurant un sentiment d'épanouissement personnel.
Prévoyez-vous de rendre disponible Duolingo ABC en Europe également, de même que votre future application dédiée aux mathématiques ?
Duolingo ABC est pour l'instant uniquement disponible dans les pays anglophones mais nous prévoyons de créer des versions dans différentes langues. Concernant l'application dédiée aux mathématiques, je ne sais pas encore. D'habitude, nous démarrons avec une version anglophone avant de proposer d'autres langues. Cette application sera probablement plus simple à traduire car l'apprentissage des mathématiques, contrairement aux langues, est identique partout.
Luis von Ahn est un programmeur et serial tech entrepreneur d'origine guatémaltèque. Ancien étudiant de l'université Carnegie-Mellon, il y devient professeur en 2006 à l'âge de 28 ans et touche la bourse MacArthur la même année. Inventeur du CAPTCHA et du ReCAPTCHA, il vend deux entreprises à Google avant l'âge de 30 ans.