De plus en plus présents dans les start-up, quelle est la place des juristes ?
Conseiller stratégique, simple garant de la conformité des contrats, ou alors frein au business ? Parmi ces trois visions sur le rôle du juriste, laquelle est la plus juste ? Si l'on se fie à une étude réalisée par Tomorro (Les juristes de la French tech), les CEO des start-up françaises semblent en tout cas de plus en plus convaincus par leur utilité. En effet, en 2023, la part des juristes au sein des équipes des jeunes pousses de la french tech a augmenté alors que les recrutements, eux, ont plutôt tendance à ralentir.
Précision non négligeable, la proportion des juristes a surtout augmenté dans les start-up qui comptent entre 200 et 500 employés (4 juristes en moyenne, +33% par rapport à 2022) et dans celles qui comptent plus de 1 000 employés (35 juristes en moyenne, +75% par rapport à 2022). Dans les boites de taille minime, celles qui comptent moins de 50 employés, leur part a même diminué en 2023 (1 juriste en moyenne, -50% par rapport à 2022). "En général, une start-up commence sans juriste car au début elle n'a rien à perdre", remarque Jean-Rémi de Maistre, CEO de la legaltech Jus Mundi et avocat à la Cour. Les juristes "apparaissent généralement au niveau de la série B", confirme Pierre Landy, ancien juriste chez Disney et Yahoo, ancien directeur juridique de Ledger et fondateur d'AndCo Law.
L'arrivée des premiers juristes serait donc un signal positif. "Une entreprise qui en recrute est une entreprise mature qui pose des bases solides pour sa croissance et veut pérenniser son business" affirme Antoine Fabre, CEO de Tomorro, start-up spécialisée dans la gestion des contrats. "On vient juste d'effectuer une levée en série A donc c'est un peu tôt mais on recrutera des juristes si on continue de grandir".
Les garants de la légitimité d'une start-up
A partir d'un certain niveau de développement, il semble difficile de se passer des juristes. Surtout quand les jeunes pousses grandissent et sont amenées à collaborer avec des grandes entreprises. "Quand une start-up fait du business avec des grands groupes qui ont des armadas d'avocats, elle a intérêt à s'équiper de juristes. Il en va de sa légitimité", prévient Pierre Landy. "Une start-up qui n'a pas de juriste ou de juriste de formation aurait un gros point faible car les clients attendent qu'on soit irréprochable dans la compréhension de notre environnement", appuie de son côté Grégoire Hug, CEO de la fintech WeeFin, qui compte cinq juristes de formation parmi ses 60 collaborateurs.
Une question de légitimité mais aussi une question de coût. "C'est bien plus rentable de travailler avec des juristes en interne qu'avec des cabinets d'avocats qui coûtent très chers. Les cabinets parisiens reviennent rapidement à 300 euros de l'heure. C'est ce qu'on faisait à nos débuts, mais cela nous revenait à presque 10 000 euros par mois donc on a préféré se tourner vers des juristes en interne qui en plus connaissent mieux les problématiques de la boite", raconte Jean-Rémi de Maistre.
Une fois intégrés, les juristes collaborent avec tous les services. "J'ai vite compris que mon rôle n'allait pas se limiter à des questions de propriété intellectuelle. Je suis consultée pour une large variété de sujets comme la conformité des produits, le dépôt des marques, le plan anti-contrefaçon… Je ne travaille pas dans mon coin, je suis sans cesse en contact avec les équipes marketing, sales et design", confie Kimiya Shams, juriste chez Devialet. Une place centrale qui leur permet de participer aux décisions stratégiques ? "Complètement", répond Gregoire Hug. "Ils sont essentiels pour beaucoup de monde, notamment les développeurs et les vendeurs, donc c'est à tout fait normal qu'on les consulte pour prendre des décisions. D'ailleurs, sur les six membres du comité de direction de WeeFin, il y a deux juristes de formation".
"Aux Etats-Unis, les juristes sont directement rattachés au CEO. En France, ils dépendent encore beaucoup du DAF ou du DRH"
Mais WeeFin, dont une partie de l'activité repose sur l'étude et le décryptage de textes réglementaires, n'est pas tout à fait représentatif de l'écosystème. En effet, d'après l'étude publiée par Tomorro, les juristes sont absents du comité de direction dans 66% des start-up françaises. Une particularité qui serait propre à la France : "Il y a beaucoup trop d'intermédiaires entre les juristes et le pouvoir décisionnaire. Aux Etats-Unis, ils sont le plus souvent directement rattachés au CEO. Chez nous, ils dépendent encore beaucoup du directeur financier et du directeur des ressources humaines. Ces intermédiaires font barrage entre le juriste et le CEO", regrette Pierre Landy.
Un barrage formé pour empêcher le juriste de "casser le business" en s'opposant au travail des équipes commerciales. "Malheureusement, il souffre encore de cette réputation qui est pourtant fausse", poursuit Pierre Landy. "Quand on me pose une question, je ne réponds jamais non directement. Je prends le temps d'expliquer pourquoi je ne donne pas mon accord ", confie Kimiya Shams, qui fait preuve de pédagogie pour montrer que son but "n'est pas seulement de bloquer le business de la boite".
Autre différence avec les Etats-Unis, les juristes, contrairement aux avocats, ne sont pas protégés par le secret professionnel. "Si une autorité décide de perquisitionner une entreprise, elle pourra avoir accès aux documents des juristes", explique Pierre Landy. Une situation qui, selon Jean-Rémi de Maistre, "peut désinciter la direction d'une entreprise à leur confier des dossiers confidentiels". Une proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d'entreprise a justement été adoptée par le Sénat ce 14 février, le texte doit désormais être examiné par l'Assemblée nationale.