D'un "sujet tabou" aux "champions de demain" : l'essor des start-up industrielles
En seulement quelques années, l'écosystème des start-up industrielles, qui a profité d'un important plan de financement de Bpifrance, est parvenu à se structurer.
850 millions pour Verkor en septembre 2023, 304 millions pour Electra en janvier 2024, 200 millions pour HysetCo en avril 2024… Dans une période supposée délicate pour le financement des start-up françaises, les start-up industrielles ont conclu des jolis tours de table. A tel point que seules les pépites de l'IA semblent pouvoir rivaliser avec elles en termes de levée de fonds. Selon Bpifrance, les start-up industrielles, définies comme des entreprises qui "développent des innovations de produits ou de procédés impliquant à terme une production en série de biens matériels", ont levé 4,18 milliards d'euros en 2023. Un montant qui représente la moitié du financement total de la French tech sur la même période.
Et pourtant, ce n'était pas gagné. Car les start-up industrielles étaient un "sujet tabou il y a encore 4/5 ans" selon Jean Philippe Thierry, cofondateur du collectif Start Industrie. "A cette époque, quand on parlait de start-up, on pensait automatiquement à une entreprise du digital". Mais le secteur a connu un premier tournant en 2020 : "On a vu des entrepreneurs de la deeptech qui voulaient industrialiser leur innovation. Résultat, des jeunes entreprises ont construit leur propre usine". Une tendance qu'on a pu particulièrement observer l'année dernière puisqu'en 2023, Bpifrance a recensé 60 nouveaux sites industriels inaugurés par des start-up.
Plan à 2,3 milliards d'euros
Entre temps, le secteur a connu un nouveau tournant en septembre 2021 quand l'Inspection générale des finances et le Conseil général de l'économie ont publié un rapport qui mettait en avant le besoin de financement des start-up industrielles. "Ce fut un véritable détonateur", se rappelle Jean-Philippe Thierry. En effet, quelques mois après ce rapport, Bpifrance a dégainé en avril 2022 un plan de 2,3 milliards d'euros à destination des start-up industrielles. Pour faire gagner en maturité un "écosystème qui bouillonnait mais qui n'était pas encore très bien organisé", des organisations comme Start Industrie et Collectif Startups Industrielles ont vu le jour. Bpifrance, qui a décidemment occupé un rôle clef dans le développement du secteur, a lancé un observatoire pour notamment cartographier les principaux investisseurs et pour faciliter la collaboration des start-up avec les régions, les grands groupes et les investisseurs.
Autant d'efforts et d'initiatives qui ont permis de "structurer le secteur" selon Raphaël Didier, directeur de la stratégie d'innovation de Bpifrance. "Les succès d'entreprise comme Verkor ou Electra ont servi d'exemple", note de son côté Pierre Ménard, partner chez Otium Capital, un fonds qui a investi dans une dizaine de start-up industrielles. Et, cerise sur le gâteau, "la France compte de nombreux chercheurs de grande qualité dont les salaires sont bien moins élevés qu'aux Etats-Unis".
Trois enjeux majeurs
Si l'écosystème s'est structuré en si peu de temps, c'est sans doute parce que de nombreux enjeux reposent sur les start-up industrielles. "Ces jeunes pousses ont un fort potentiel d'emploi et d'innovation de rupture qui contribueront à la souveraineté de la France. Parmi elles se trouvent les champions de demain", prédit Jean-Philippe Thierry. Un autre enjeu, cette fois-ci pointé par Raphaël Didier, rentre également dans l'équation : "Il y a clairement une volonté de réindustrialiser le pays, notamment en province puisque 72% des start-up industrielles ont leur siège en dehors de l'Ile-de-France". "Deux régions semblent profiter particulièrement de ce dynamisme", complète Jean-Philippe Thierry : "L'Auvergne-Rhône-Alpes qui a historiquement une tradition industrielle, et les Hauts-de-France, où Verkor, Exotec et Innovafeed ont installé leur site de production".
Enfin, 41% des start-up industrielles sont des greentech (toujours selon Bpifrance) et développent des solutions pour lutter contre le réchauffement climatique (mobilité douce, chimie verte, alimentation durable...) : "On a longtemps dit qu'on allait dépolluer le pays grâce à la désindustrialisation. Aujourd'hui, on se rend compte que les start-up industrielles constituent un puissant levier de décarbonation", indique Pierre Ménard.
Un financement en trompe l'œil
Si le secteur a concentré la moitié des levées de fonds de la French tech en 2023, il convient de relativiser cette proportion. D'une part, la notion de start-up industrielle est très large et inclut en France 2 523 entreprises. D'autre part, leur développement nécessite d'importants capitaux. "La question du financement est encore une épine dans le pied", regrette même Jean-Philippe Thierry. "Les fonds ne sont pas habitués à financer de telles boites et n'ont pas encore d'expertise sur le sujet. Il faut former toute une génération d'investisseurs". Surtout, le business des start-up industrielles repose sur des cycles longs et nécessite de la patience, ce qui ne semble pas la première qualité des fonds : "Par rapport à une start-up du logiciel, la rentabilité est bien plus longue. La mise sur le marché d'une innovation de rupture nécessite au moins dix ans". Par ailleurs, la période délicate traversée par Ynsect, l'un des principaux représentants du secteur qui a perdu 80 millions d'euros en 2023, n'envoie pas un signal très positif aux fonds et pourrait inciter ces derniers à davantage de prudence.
Malgré tout, les investisseurs spécialisés sur la verticale industrielle sont de plus en plus nombreux. La régions Ile-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes ont chacune créé un fonds dédié à cette thématique tandis que Bpifrance en a lancé trois. Les fonds d'infrastructures se penchent également sur le sujet : "Rgreen et Meridiam ont par exemple créé des petits véhicules pour partir en exploration lors des premières levées de fonds d'une start-up. Si celle-ci cartonne, ils auront sécurisé leur place pour les prochains tours de table où le fonds infra prendra le relais", explique Pierre Ménard. L'objectif de cette stratégie semble clair : ne pas passer à côté des champions de demain.