Franck Le Moal (CIO de LVMH) "20 millions de produits LVMH ont été créés et enregistrés dans la blockchain Aura Consortium"

Franck Le Moal, directeur IT et Technologie du groupe LVMH, expose au JDN les initiatives clés du groupe : la vision derrière la blockchain Aura, les dernières initiatives Web3, la volonté de créer des expériences immersives mêlant gaming, AR et VR, ainsi que l'encadrement de l'utilisation de la GenAI

JDN. En 2021, LVMH a lancé aux côtés d'autres acteurs du luxe la blockchain privée Aura. Quelles ont été vos motivations ?

Franck Le Moal est le directeur IT et technologie du groupe et CIO de LVMH. © LVMH

Franck Le Moal. Cette blockchain a été pensée pour servir les besoins des acteurs de l'industrie du luxe qui font face aux mêmes problématiques liées à la traçabilité des matières, mais aussi à l'authenticité et l'unicité de leurs produits. Seuls les acteurs de l'industrie du luxe ont vocation à faire partie du consortium privé, qui reste ouvert en termes de catégories : maroquinerie, joaillerie, art, montres, automobiles, instruments de musique, etc. Le projet Aura a germé dès 2019 au sein du groupe LVMH. Il a été lancé en avril 2021 après avoir été rejoint par les groupes Prada et Richemont (propriétaire de Cartier, Montblanc, etc), puis par le groupe de mode italien OTB (propriétaire de Diesel, Viktor & Rolf, etc) et Mercedes-Benz. Afin de développer cette blockchain, nous nous sommes entourés de Consensys et Microsoft. Aura Blockchain Consortium est une association à but non lucratif basée en Suisse.

Quels sont les principaux cas d'usage de cette blockchain aujourd'hui au sein du groupe LVMH ?

L'un des cas d'usage est la mise à disposition des clients des certificats digitaux ou digital product passport matérialisant qu'un produit a bien été enregistré dans la blockchain. Ils permettent de renforcer le caractère d'unicité d'un produit mais aussi de garantir son authenticité et sa traçabilité. Nous créons alors un jumeau numérique, ou digital twin, du produit. Près de 20 millions de produits du groupe LVMH ont déjà été créés et enregistrés dans Aura Consortium.

La marque Louis Vuitton a par exemple lancé il y a près d'un an une gamme de joaillerie avec des diamants baptisés LV Diamond. Tous ces diamants, disposant d'un numéro de série unique, ont été inscrits dans la blockchain. De son côté, la marque Loro Piana a développé une collection utilisant une laine extrêmement fine d'origine australienne nommée The Gift of Kings. Chacun des articles de cette collection ont été enregistrés dans la blockchain, permettant aux clients d'accéder à l'historique des produits et à la traçabilité des matières.

"Nos initiatives NFT nous permettent d'engager une nouvelle génération de clients"

Prévoyez-vous de généraliser la création de ces passeports digitaux à tous les produits du groupe LVMH ?

Nous pourrions techniquement le faire mais je ne suis pas certain que notre volonté soit de le généraliser à tous nos produits. Notre démarche actuelle est de réserver ces certificats numériques à un certain nombre de catégories dont la valeur est importante. Cela concerne des produits impliquant une utilisation de matières spécifiques ou pour lesquels nous avons un vrai storytelling à raconter. A travers ces passeports digitaux, notre objectif est en effet de renforcer la relation et l'expérience client. Par exemple, la marque Bulgari a lancé il y a quelques mois la montre la plus fine du monde baptisée Octo Finissimo. Sur le cadran, un QR code a été gravé permettant aux propriétaires d'accéder à une œuvre d'art numérique unique sous forme de NFT, garantissant aussi son authenticité.

Comment comptez-vous utiliser ces passeports produits digitaux dans une logique de relation client ?

Réussir à fédérer une communauté est un facteur très important dans le Web3. C'est dans cet objectif que la marque Tiffany & Co a créé une collection NFT baptisée NFTtiff. Celle-ci était réservée à la communauté Cryptopunks et les NFT étaient associés à des pendentifs en or réalisés sur mesure imitant le Cryptopunks de leur propriétaire. De son côté, Louis Vuitton a lancé en juin dernier la "VIA Malle Trésor", une malle digitale et physique offrant à ses propriétaires un accès exclusif à des produits et expériences physiques. Ces initiatives NFT visent à engager une nouvelle génération de clients, notamment grâce à des outils permettant de connecter des wallets à des personnes physiques. Nous avons par exemple mis en place dans deux de nos maisons l'outil CRM développé par la start-up Absolute Labs qui est entièrement pensé pour le Web3.

L'usage de la blockchain pourrait aussi faciliter la revente de produits de luxe de seconde main en garantissant leur authenticité. LVMH prévoit-il de développer sa propre plateforme ?

Nous ne sommes pas portés sur le marché de la seconde main aujourd'hui, mais plutôt sur la seconde vie d'un produit. Plusieurs de nos maisons ont pour autant commencé à adopter une démarche circulaire, à l'image de la marque Rimowa qui reprend les anciennes valises pour les recycler ou les réparer. Les passeports digitaux enregistrés sur la blockchain vont nous permettre de conserver une relation avec les clients tout au long du cycle de vie d'un produit, dans une logique d'entretien et de réparation sur le long terme. D'autant que, comme chacun le sait, les acteurs du luxe accordent une importance particulière à la durabilité des produits.

La vision du groupe LVMH autour de l'usage des NFT est donc d'associer systématiquement ces actifs numériques à un produit physique ?

Notre philosophie n'est pas de créer des assets digitaux purement virtuels mais plutôt d'associer ces actifs digitaux à des produits physiques pour créer des expériences dites "palpables". Comme notre président fondateur Bernard Arnault a déjà pu le dire, nous ne sommes pas intéressés par l'idée de vendre des actifs purement virtuels sous forme de NFT. Notre approche mise sur la création de jumeaux numériques de produits existants. Notre volonté est d'utiliser le digital pour compléter des expériences physiques afin de créer des expériences phygitales émotionnellement fortes.

Vous avez annoncé en juin dernier un partenariat stratégique avec Epic Games afin notamment d'accéder aux outils de création 3D développés par l'éditeur. Pour quels objectifs ?

Notre partenariat avec Epic Games symbolise parfaitement notre volonté de construire des univers immersifs, intégrant digital et gaming. Nous utilisons aujourd'hui plusieurs technologies développées par Fortnite, telles qu'Unreal Engine ou MetaHuman, dans nos ateliers et cela dès le début de la phase de conception d'un produit. Lorsque vous visitez l'atelier de maroquinerie de Louis Vuitton, vous pouvez y voir des artisans travaillant encore sur des modèles en carton et, à quelques mètres d'eux, un bureau de style numérique utilisant les technologies d'Epic Games pour créer une version digitale en 3D de ces produits.

"L'IA devrait permettre d'augmenter les capacités de nos designers, mais en aucun cas les remplacer"

A l'été 2021, Louis Vuitton avait lancé son jeu vidéo anniversaire "Louis : the Game" intégrant des NFT. Que traduit cette incursion dans l'univers du gaming ?

Nous ne nous interdisons pas de pénétrer cet univers, comme nous l'avons fait effectivement avec "Louis : The Game". Le gaming permet de toucher une nouvelle génération de clients auprès desquels il nous faut rester en contact. Fortnite attire aujourd'hui 70 millions de joueurs en ligne chaque mois. Le luxe est par nature protéiforme. Les expériences sophistiquées que nous créons doivent désormais se traduire sur le digital. C'est ce que nous avons fait avec Asnières Immersive, une expérience permettant de découvrir en VR l'histoire de Louis Vuitton. Le Web de demain devrait combiner les technologies d'aujourd'hui avec des technologies de plus en plus immersives, avec notamment l'AR et la VR qui sont en plein développement. 

Comment comptez-vous intégrer ces technologies AR et VR dans le quotidien de vos clients ?

L'essayage en 3D de montres ou sneakers est déjà une réalité. Même chose au sein du secteur de la beauté où nous observons des résultats business significatifs. Les clientes japonaises ou coréennes ont pris l'habitude d'essayer du rouge à lèvre avec la réalité augmentée. La marque Parfum Christian Dior a, par exemple, noué un partenariat avec deux start-up, Bambuser et Perfect Corp, afin de proposer une solution de consultation en ligne avec essai de maquillage virtuel en AR.

Ces nouveaux outils 3D immersifs permettent aux marques de luxe d'aller encore plus loin dans l'émotion et la sophistication de leurs expériences, incluant celles en magasin. Tout laisse à croire que les sites e-commerce et plateformes vont accélérer l'adoption de ces technologies. Le lancement du casque Vision Pro d'Apple confirme cette tendance. Pour autant, notre volonté est de développer des expériences qualitatives sans tomber dans le côté gadget.

Quel regard portez-vous sur les progrès dans l'IA générative et comment prévoyez-vous d'intégrer cette technologie au sein du groupe LVMH ?

Avant de parler d'IA, il est important de parler de data, un sujet dont LVMH s'est emparé il y a cinq ans. En 2021, le groupe a conclu un partenariat majeur avec Google Cloud pour accélérer sur l'exploitation de la data et l'utilisation du machine learning. Le premier objectif est d'aller plus loin dans la personnalisation de la relation client, que ce soit en ligne ou en magasin. Les conseillers en service-client du groupe LVMH disposent d'une application de clienteling alimentée en données clients. L'IA permet ici de mieux comprendre le parcours et les souhaits des clients pour proposer des produits ou recommandations personnalisés. Par exemple, un client qui a acheté une montre il y a cinq ans pourra se voir proposer un entretien. 

L'autre objectif est d'optimiser la chaîne logistique, puisque les acteurs du luxe doivent être capables de piloter la rareté en proposant le bon assortiment de produits dans le bon magasin. L'IA nous aide à améliorer la gestion et la performance de nos planifications. C'est également un outil précieux pour réduire l'impact environnemental, en évitant par exemple de déplacer un produit ou de sur-produire un article lorsque ce n'est pas nécessaire.

L'IA va-t-elle faire évoluer la manière dont l'industrie du luxe conçoit ses produits, notamment sur la conception et le design de nouveaux produits ?

Le groupe LVMH a été très clair sur ce point : l'IA devrait permettre d'augmenter les capacités de nos designers, mais en aucun cas les remplacer. Cela fait déjà un certain temps que nous nous aidons d'outils digitaux pour développer de nouvelles collections. Par exemple en réalisant une veille sur les réseaux sociaux pour comprendre les dernières tendances, couleurs ou connotations de la saison à venir. Le machine learning nous aide déjà à réaliser ce type de tâches. L'IA générative devrait permettre d'aller plus loin en aidant nos designers à imaginer les formes et créations de demain. Ces outils de genAI resteront cependant des outils complémentaires.

Comment s'assurer que l'IA ne remplace pas le travail humain, alors que l'artisanat est au cœur des valeurs des maisons de luxe ?

Notre conviction est que la valeur des marques de luxe réside dans leur créativité et que l'émotion humaine doit continuer de gouverner la création des produits. C'est d'ailleurs pourquoi le groupe LVMH a décidé d'éditer une charte interne en juillet dernier sur l'utilisation et l'encadrement des pratiques concernant l'IA générative. L'objectif de cette charte est de favoriser un développement raisonné et adapté des outils et modèles de genIA dans nos différentes maisons.

Franck Le Moal occupe le poste de chief information and technology officer depuis 2019 chez LVMH.  Auparavant, il a joué un rôle de premier plan dans le développement et la modernisation continue des systèmes d'information, puis dans l'accélération de la transformation numérique, du commerce électronique et des données chez Louis Vuitton Malletier. Il a rejoint Louis Vuitton en 1999 en tant que directeur informatique et a rejoint son comité de direction en 2001.