Denis Beau (Banque de France) "Des cadres existants peuvent certainement être utilisés pour réguler les stablecoins"

Le premier sous-gouverneur de la Banque de France évoque les opportunités et risques liés aux stablecoins et expose l'intérêt des monnaies digitales de banque centrale.

JDN. La Banque de France a souvent critiqué le bitcoin et autres crypto-monnaies, pourquoi est-elle plus modérée sur le sujet des stablecoins ?

Denis Beau, premier sous-gouverneur de la Banque de France. © Banque de France

Denis Beau. Les stablecoins représentent la deuxième génération des crypto-actifs. La première génération étant celle du bitcoin, qui est caractérisé par la volatilité considérable de son cours et donc l'exposition des utilisateurs à des risques financiers forts. Fin 2017, le cours du bitcoin tournait autour de 20 000 dollars alors qu'aujourd'hui il est de 7 800 dollars. L'objectif des stablecoins est clairement de réduire cette exposition.

Selon nous, les stablecoins peuvent avoir deux impacts sur le fonctionnement des systèmes de paiement si leur utilisation, pour l'instant marginale, se développe. Tout d'abord, un impact positif. La technologie sur laquelle reposent ces crypto-actifs offre l'opportunité de développer des services de paiement plus rapides, moins onéreux et plus faciles à utiliser, surtout dans le domaine des paiements transfrontaliers. Il y a un impact potentiellement négatif sur la stabilité et la sécurité de nos systèmes de paiement. Les risques sont de nature variée : juridique, financier, opérationnel, de conformité aux règles pour la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, pour la protection des consommateurs et investisseurs... Les global stablecoins, qui cherchent à exploiter des effets de réseaux, peuvent avoir une portée systémique et exacerber ces risques pour menacer la stabilité financière et notre souveraineté monétaire.

Vous faites référence à la libra, le projet de crypto-monnaie de Facebook. Distinguez-vous la libra d'autres stablecoins comme celui de JP Morgan ?

Nous faisons bien la différence entre ces différents types de stablecoins. Le projet Libra est un stablecoin adossé à un panier d'actifs multidevises qui a vocation à devenir un moyen de paiement pour les particuliers. A contrario, le coin de JP Morgan est un stablecoin indexé sur le dollar et qui vise à être utilisé par des acteurs professionnels, institutionnels, des établissements de crédit ou encore des grandes entreprises pour réaliser des échanges de fonds instantanés, domestiques et transfrontaliers. Ce sont des objectifs différents, les utilisateurs sont différents et les caractéristiques de fonctionnement différentes.

Pour améliorer les systèmes de paiement actuels, faut-il forcément se tourner vers les stablecoins ? Pourquoi ne pas améliorer l'existant, comme le réseau Swift qui multiplie les initiatives en ce sens ?

"Le statut de PSAN mériterait d'être développé et adapté au niveau européen"

Les stablecoins peuvent contribuer à cette amélioration mais ce n'est pas la seule option. Swift peut y contribuer, notamment en standardisant la partie interbancaire du process de paiement, en la rendant plus rapide, plus transparente et plus traçable. Notre rôle à la Banque de France n'est pas de pointer une solution ou une technologie. Le marché des paiements est très dynamique. Nous voyons qu'il peut y avoir plusieurs solutions et des offres complémentaires pour améliorer nos moyens et systèmes de paiement. Notre responsabilité est de veiller à leur stabilité et leur sécurité, en faisant en sorte que les risques portés par ces solutions soient bien maîtrisés.

Pour maîtriser les risques, il faut un cadre réglementaire clair, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Quelles pistes envisagez-vous ?

Effectivement, les cadres réglementaires actuels n'ont pas été directement conçus pour les stablecoins, les fonctions qu'ils couvrent et les risques auxquels ils exposent leurs parties prenantes. De plus, ils ont un périmètre d'utilisation qui dépasse le cadre national. Le CSF (le Conseil de Stabilité Financière, ndlr) travaille sur cette question et devrait publier un rapport à l'été prochain. Plutôt que d'élaborer un cadre ad hoc unique et intangible, une piste plus utile serait de s'appuyer sur les cadres nationaux ou régionaux existants en les adaptant et en les faisant évoluer en vérifiant que les risques soient bien maîtrisés. En France, la loi Pacte a créé le statut de PSAN (prestataires de services d'actifs numériques, ndlr) qui mériterait d'être développé et adapté au niveau européen. Le statut de monnaie électronique tout comme le cadre réglementaire pour les fonds qui existent au niveau européen pourraient couvrir certaines des autres fonctions assurées par les stablecoins.

Si une grande banque française créait un stablecoin comme l'a fait JP Morgan, serait-il adapté à la réglementation européenne actuelle ? 

Tout dépend du type de stablecoin et les fonctions qu'il assurerait. Des cadres existants peuvent certainement être utilisés pour réguler les stablecoins. Mais Il faut vérifier qu'ils couvrent bien les fonctions exercées, qui doivent être précisément analysées, et veiller à les adapter si cela s'avère nécessaire pour bien couvrir les risques inhérents à ces objets en cours de développement.

Fin 2019, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a annoncé un appel d'offres d'ici la fin du premier trimestre pour expérimenter une monnaie digitale interbancaire. Pourquoi se focaliser sur une monnaie destinée aux institutionnels et pas pour les particuliers ?

En matière de service de paiement pour les particuliers, il existe une offre privée diversifiée, qui est en train de s'enrichir, pour résoudre les inefficacités actuelles. Le besoin immédiat d'une offre venant des banques centrales n'est donc pas caractérisé. C'est différent pour les services de règlement entre institutions financières pour lesquels les banques centrales jouent un rôle majeur. Il est nécessaire que les banques centrales revisitent les services qu'elles offrent dans ce domaine surtout que le phénomène de tokenisation (des titres financiers, ndlr) est en plein développement.

Plusieurs projets ou expérimentations de stablecoins sont en cours. Bpifrance travaille sur un stablecoin, la Banque de France a lancé un appel d'offres, la BCE va lancer des travaux… pourquoi ne pas mutualiser les efforts ?

Il y a une distinction à faire entre les initiatives du secteur privé et celles des banques centrales. La réflexion sur la monnaie digitale de banque centrale est menée pour la zone euro dans le cadre de l'Eurosystème (un organe de l'Union européenne, qui regroupe la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales de la zone euro, ndlr). Chacun apporte sa contribution. Les expérimentations que nous lancerons en 2020 visent les modalités d'usage de cette monnaie digitale entre intermédiaires financiers, la monnaie digitale de banque centrale, "de gros". Si d'aventure une monnaie digitale de gros devait être émise, c'est l'Eurosystème qui l'émettrait. S'agissant des initiatives du secteur privé, une question qui va se poser est celle de l'interopérabilité des solutions développées si l'on veut améliorer l'efficacité des systèmes mais sans les fragmenter.

Denis Beau est le premier sous-gouverneur de la Banque de France depuis août 2017. Il est également membre du Collège de l'AMF, de la Commission de surveillance de la Caisse des dépôts, du Collège de supervision de la Banque centrale européenne (BCE). Il a rejoint la Banque de France en 1986 en tant qu'analyste financier à la Centrale des bilans. Entre 1993 et 2007, il a occupé des postes de management au sein de la direction des marchés de capitaux et de la direction des systèmes de paiement et des infrastructures de marché. En 2011, il est nommé adjoint du directeur général à la direction générale de la stabilité financière et des opérations (DGSO) et DG en 2012.