Par
Benoît
Tabaka,
du
cabinet d'avocats Landwell & Partners.
NB : cet article a fait
l'objet d'une
première publication sur Juriscom.net
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La suite
La Cour
d'appel de Paris le rappelait ainsi dans son arrêt du
29 juin 2000 : l'interdiction doit permettre "de préserver
la réflexion personnelle notamment dans les jours qui
précèdent la consultation". Dans le but d'éviter l'annulation
de plusieurs scrutins lors des prochaines élections
présidentielles ou législatives, le Gouvernement a suivi
les alertes des autorités publiques spécialistes de
la matière, et a rendu public le 16 janvier 2001, un
projet de loi tendant à modifier l'article 11 de la
loi de 1977. Ce projet de loi, actuellement en cours
de discussions devant le Parlement, a été adopté en
première lecture par l'Assemblée nationale le 23 janvier
2002.
Le
texte tend tout d'abord à réduire la période interdite
à la veille du scrutin et au jour de celui-ci contre
une semaine auparavant. Tirant les conséquences de l'impact
d'Internet dans le renouveau des sondages électoraux,
le projet indique que "cette interdiction est également
applicable aux sondages ayant fait l'objet d'une publication,
d'une diffusion ou d'un commentaire avant la veille
de chaque tour de scrutin". Néanmoins, "elle ne fait
pas obstacle à la poursuite de la diffusion des publications
parues ou des données mises en ligne avant cette date".
Les sondages ou commentaires diffusés via Internet avant
la période interdite, pourront continuer à figurer et
ne devront pas être supprimés durant les deux jours
de l'interdiction. A l'inverse toute nouvelle diffusion
ou publication est interdite.
Au travers de ce texte,
le Gouvernement souhaite concilier à la fois la nécessité
d'une interdiction d'un point de vue du droit électoral,
et l'obligation de respecter la liberté d'expression
proclamée par l'article 10 de la Convention européenne.
Le premier élément qu'il est nécessaire de relever dans
ce texte est la prise en compte de manière assez claire
de la dimension Internet. Le projet de loi précise expressément
que les données mises en ligne n'auront pas à être supprimées
ou rendues inaccessibles pendant la nouvelle période
interdite de 48 heures. Le texte ne fait donc pas d'Internet
un élément à part avec un régime juridique différent
: de la même sorte que le papier où il aurait pu paraître
illusoire d'interdire à tout citoyen de consulter voire
de détruire pendant la période interdite toute vieille
référence à un sondage électoral, les éditeurs de sites
(médias, sites de campagne, personnes physiques) ne
seront pas dans l'obligation de supprimer les contenus
diffusés en totale conformité avec les dispositions
législatives.
Une
interdiction de 48 heures
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Seulement, cette lecture
du projet de loi constitue en elle-même une réelle insuffisance.
Quelle différence notable va-t-il se produire, en matière
de diffusion des sondages, entre le cas où aucune interdiction
n'est édictée et la situation où une interdiction de
48 heures est imposée ? La réponse est assez simple
: quasi-aucune. En effet, la période interdite va traditionnellement
correspondre au samedi et dimanche de l'élection, c'est
à dire à un moment où la diffusion des quotidiens n'est
pas très importante. En outre, les seules victimes de
cette disposition sont essentiellement les chaînes de
télévision ou les radios qui seront dans l'obligation
de ne pas diffuser avant la fermeture de tous les bureaux
de vote ces fameuses estimations à la sortie des urnes,
ce qui est le cas actuellement.
Mais également, la disposition
telle que proposée va connaître rapidement une limite
: la diffusion de l'ancien contenu. Même si dans la
presse papier traditionnelle il est possible pour le
lecteur de dater avec précision la diffusion de tel
ou tel sondage, sur Internet, la chose sera rendue plus
difficile. Rien n'interdit aux sites Internet de laisser
en première page pendant la période interdite, une référence
assez importante à un sondage diffusé, commenté ou analyser
dans les jours qui précèdent. L'apparition dans les
gros titres d'un site Internet d'un vieux sondage ne
va-t-il pas avoir le même impact sur l'électeur - que
le projet de loi cherche à protéger de toute pression
afin d'éviter toute modification substantielle des résultats
du scrutin - que la diffusion d'un nouveau sondage ?
Plus précisément, il est
loisible aux créateurs de sites de continuer à diffuser
d'anciens sondages publiés avant la période Internet,
mais aux yeux des lecteurs, des internautes, ces sondages
vont prendre une importance toute autre. Imaginons le
cas d'un site d'information généraliste titrant pendant
trois jours "Jacques Chirac donné gagnant" ou "Lionel
Jospin donné gagnant". A la simple lecture du gros titre,
quel élément permettra à l'e-électeur de savoir que
l'information commentée a pour source un sondage diffusé
quelques jours avant le scrutin ? En outre, avec la
multiplication des supports possibles : site d'actualités,
lettres d'informations (newsletters), sites des candidats,
sites personnels, une même information peut être présentée
différemment mais aussi universellement.
Alors que l'interdiction
de diffusion sous peine d'amende vise tous les acteurs
de la Toile (créateurs de pages personnelles, candidats,
organes de presses, instituts de sondages), les règles
déontologiques applicables sont assez différentes. Le
Conseil supérieur de l'audiovisuel encadre très fortement
le commentaire des sondages à la radio ou à la télévision,
alors qu'aucune disposition ne régit la diffusion de
ces sondages par des particuliers. En outre, même si
la Commission des sondages a demandé aux médias de ne
pas donner un écho important aux enquêtes électorales
ne répondant pas à toutes les attentes scientifiques
d'un sondage, cette recommandation ne vise pas directement
les autres diffuseurs de sondages à savoir les particuliers,
les candidats, etc.
Que dire de l'impact sur
le comportement des électeurs de la publication sur
le site Yahoo! Actualités, du "chiffre du jour" qui
n'est ni plus, ni moins la reprise des résultats d'une
enquête auprès de quelques internautes grâce à un partenariat
avec le site Expression-publique.com. Ces éléments permettent
ainsi d'avancer que dans les faits - et en raison de
la multiplicité des supports, des moyens de présenter
l'information et des acteurs de cette diffusion - le
projet de loi en réinstaurant une interdiction ne résout
pas le risque d'atteinte à la sincérité du scrutin et
en conséquence ne réduit pas les potentielles annulations
d'élections qui pourraient en découler. Par ailleurs,
le texte reste totalement muet sur la manière dont devra
être traité le lien hypertexte.
Afin de contourner l'interdiction,
divers organes de presse pourraient être tentés de réaliser
des liens hypertextes vers des pages situées physiquement
à l'étranger présentant le résultat de sondages qu'ils
ont commandés, ou vers des sites Internet étrangers
commentant des sondages réalisés pendant la période
interdite. A ce jour, une seule véritable jurisprudence
existe. Il s'agit d'un jugement en date du 6 avril 2001
[32] par lequel le Tribunal de grande instance
de Paris a sanctionné l'hebdomadaire Paris-Match pour
avoir réaliser un lien hypertexte depuis son site Internet
vers une page hébergée aux Etats-Unis présentant un
sondage sur les intentions de vote des français. L'enquête
avait en effet démontré que l'hebdomadaire avait la
totale maîtrise du contenu de la page incriminée et
l'avait délibérément hébergé aux Etats-Unis afin d'échapper
à l'application des dispositions de la loi de 1977.
Les
liens vers les sites étrangers
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Mais, de manière générale,
un site français pourra-t-il renvoyer sur un site étranger
au travers du lien hypertexte sans encourir de sanctions
? Dans l'état actuel de la jurisprudence, la solution
semble être négative. Par un arrêt en date du 19 septembre
2001 [33], la Cour d'appel de Paris a eu l'occasion
de juger que "lorsque la création [d'un] lien procède
d'une démarche délibérée et malicieuse, entreprise en
toute connaissance de cause par l'exploitant du site
d'origine, [celui-ci] doit alors répondre du contenu
du site auquel il s'est, en créant ce lien, volontairement
et délibérément associé dans un but déterminé". Cette
affaire n'était pas relative à des questions électorales,
mais la solution donnée par le juge est facilement transposable.
En cas de réalisation d'un
lien hypertexte par un site français vers un site étranger,
le juge pourrait estimer qu'il s'agit là d'une démarche
délibérée et malicieuse, entreprise en toute connaissance,
dans un but d'intégrer virtuellement le contenu du site
destinataire à son propre contenu. La création d'un
simple lien hypertexte sera donc susceptible d'entraîner
la condamnation du responsable du site Internet dès
lors que la démarche délibérée est prouvée. Cette preuve
sera d'autant plus facile à rapporter vu qu'un lien
hypertexte repose sur un contenu cliquable : c'est ce
contenu (texte, image) et la manière dont il est formulé
qui permettra au juge d'apprécier le caractère délibéré
de la démarche.
Le problème devient épineux
dès lors que le lien est réalisé à l'insu du responsable
du site, notamment dans des forums de discussions non
modérés. La loi prohibe toute diffusion ou commentaire
d'un sondage. Or, dans un tel cas, la personne qui poste
le lien vers un sondage hébergé à l'étranger dans un
forum de discussion le commente, et le site qui héberge
le forum, diffuse le commentaire du sondage. Par une
interprétation stricte du texte, la responsabilité pénale
à rechercher sera donc celle des deux acteurs. De manière
plus juridique, la nouvelle interdiction posée par le
projet de loi semble fortement contestable. Dans sa
décision en date du 4 septembre 2001, la Cour de cassation
a précisé explicitement que l'interdiction instaure
"une restriction à la liberté de recevoir et de communiquer
des informations qui n'est pas nécessaire à la protection
des intérêts légitimes énumérés par l'article 10".
Il
est interdit d'interdire
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Le juge judiciaire suprême
n'a pas contesté la durée de l'interdiction mais bien
le principe même. Pour le juge, en matière de diffusion
de sondages en période électorale, il est interdit d'interdire.
La mise en place d'une nouvelle prohibition, certes
plus réduite, s'oppose donc aux principes posés par
la Cour de cassation. Toute interdiction est à proscrire
afin de protéger à la fois la liberté de communiquer
des informations mais également la liberté pour les
citoyens de les recevoir. Si le juge judiciaire est
appelé à contrôler la compatibilité de ce projet de
loi avec les articles de la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme, la réponse apportée
sera certainement la même que dans la décision du 4
septembre 2001.
Enfin, si le litige n'est
pas soumis au juge judiciaire, ou s'il modifie sa position
jurisprudentielle, la législation française actuelle
ou à venir pourrait être sanctionnée par la Cour européenne
des droits de l'homme en cas de recours devant la juridiction
européenne. Au final, le problème du risque juridique
pesant sur les élections se posera à nouveau. Nous sommes
donc entrés dans une logique du cercle infernal.
Une solution existe pourtant.
Elle n'est pas à rechercher auprès du législateur ou
de la loi, mais auprès des juges de l'élection. Afin
de concilier liberté des citoyens, liberté d'information,
risque juridique et droit électoral, les juges de l'élection
devraient intégrer dans leur contrôle contentieux une
touche de subjectivité. En effet, même si le juge tente
de protéger la réflexion de l'électeur de toute influence
extérieure néfaste, cela peut l'être au détriment du
candidat. Les quelques exemples donnés plus haut ont
montré qu'un candidat peut être sanctionné en raison
non pas de ses pratiques mais du comportement d'une
personne extérieure sur laquelle il ne possède aucun
contrôle ni influence [34].
Il serait opportun pour
le juge de l'élection, qu'il soit administratif ou constitutionnel,
de ne sanctionner en matière de sondages que les violations
qui vont émaner directement ou indirectement du candidat
et/ou de ses équipes proches. En raison du développement
de nombreux outils sur lesquels le candidat ne peut
avoir aucune influence, la lignée jurisprudentielle
actuelle est anachronique et constitue la source du
risque juridique que l'on tente d'éviter aujourd'hui
devant le Parlement. En conclusion, il ne revient pas
au législateur le soin de décrire un état idéal des
choses, mais bien au juge. Toute tentative de réécriture
de la loi risque d'entraîner de très nombreuses confusions
et/ou contournement et, dès lors qu'une interdiction
est établie, le spectre de l'annulation au regard des
dispositions communautaires est bien présent.
A lire également
:
1. Un média de propagande
(presque) comme les autres
2.
Où s'arrête la communication,
où commence la publicité ?
3. Hors-ligne obligatoire
les jours de scrutin
4.
Un site n'est pas un
numéro vert, quoique...
5.
Défense d'utiliser les
sites officiels sous peine de
6.
Le Web dans les comptes
électoraux
Notes
:
[32] TGI Paris, 17e Ch., 6 avril 2001, Ministère
public c/ Roger Thérond et Didier Jeambar.
[33] CA Paris, 4e Chambre A, 19 septembre 2001,
SA NRJ c/ Sté Europe 2 Communication.
[34] Voir les faits de l'affaire dite du Vrai
Journal.
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