Alcool et Internet : une interprétation nouvelle de la loi Evin est nécessaire

La communication par voie de message électronique ne figure pas dans la loi Evin. L'évolution de son interprétation semble donc particulièrement souhaitable afin de cadrer avec les pratiques commerciales actuelles et assurer une certaine cohérence juridique.

Dans un souci louable de lutte contre l'alcoolisme, la loi Evin (art. 3323-2 du Code de la santé publique, CSP) encadre strictement "la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des boissons alcooliques". Seules certaines formes de communications (telles que la presse écrite, la radiodiffusion ou bien encore l'envoi par les producteurs de messages, catalogues ou brochures...) sont tolérées pour véhiculer cette publicité sensible. L'Internet n'est pas visé, ce qui se comprend aisément puisque le texte date d'une époque où nos députés découvraient au mieux ...le minitel. 

Faudrait-il qu'il le soit aujourd'hui ? Ce n'est pas l'avis du juge saisi d'une action de l'Association Nationale de prévention en Alcoologie et Addictologie contre la société Heineken pour avoir diffusé sur son site Internet de la publicité en faveur de bières. Selon celui-ci, l'article L. 3323-2 du Code de la santé publique définit restrictivement des supports autorisés à diffuser la publicité. La communication par voie de message électronique ne figure pas dans le texte. En conséquence la publicité des alcools sur Internet est interdite [1]

Toute nouvelle lecture de cette disposition est impossible car la méthode d'interprétation, stricte ou littérale, s'impose ici au juge. En bref, le message est clair. Circulez, il n'y a rien à interpréter.... Nous pensons, à rebours de ce beau syllogisme, que la publicité pour les alcools sur Internet devrait tout au contraire être autorisée dans le respect des dispositions du Code de la santé publique. Cette évolution de l'interprétation de la loi Evin est en effet souhaitable, possible et réalisable.

L'interprétation est souhaitable car d'une part, elle cadrerait, avec les pratiques commerciales actuelles et d'autre part, elle assurerait une certaine cohérence juridique. La publicité sur Internet existe. L'interprofessionnel des vins de Bourgogne lance ainsi au mois de mars et d'avril sa première campagne de publicité sur Internet en s'associant avec Michelin pour favoriser, ce qu'il est convenu d'appeler, l'oeunotourisme [2].

Les bannières publicitaires, pop-up, spam ou autres messages interstitiels ont largement rejoint les "affiches", "enseignes", "affichettes", "catalogues" ou  "brochures" visés par l'article L.3323-2 du CSP. Il est donc indispensable que le juge adapte la règle juridique au fait économique. Le point est d'autant plus impérieux qu'il existe une forte incohérence de notre système juridique en la matière. Les modifications successives de la loi Evin se sont faites au détriment de l'équilibre du système, tournant, comme on sait, autour de la santé.

L'exemple le plus significatif peut ici être tiré de la loi du 8 août 1994. L'article L. 3323-2 du CSP admettait à l'origine la publicité "sus forme d'affiches et d'enseignes dans les zones de production" La loi du 8 août 1994 a ensuite supprimé la référence aux zones de production de telle sorte que les producteurs d'alcool peuvent aujourd'hui afficher en tous lieux, c'est-à-dire même dans des locaux accueillants des associations de jeunesse. Peut-on, à côté de cela, interdire à ce même producteur "'afficher" ses publicités sur son site Internet ? De deux choses l'une, soit le juge achève la libéralisation qui a été largement amorcée, soit le législateur en revient à l'esprit de la loi Evin. L'Internet n'a pas à être la bonne conscience du juge et celui-ci n'a pas à être plus royaliste que ... le législateur.

Souhaitable, l'interprétation est aussi tout à fait possible. L'on ne peut en effet s'en tenir aux méthodes d'interprétation adoptées par le juge. Pour celui-ci, le texte a un caractère pénal ce qui impliquerait une interprétation littérale. A supposer que l'on oublie cette règle, la rédaction du texte (une interdiction de la publicité pour les alcools "sauf les actions autorisées") entrainerait nécessairement une interprétation stricte.
 
Disons-le clairement. Ces deux méthodes d'interprétation n'ont pas ici lieu d'être. Voilà pourquoi nous pensons qu'une évolution est possible. L'interprétation stricte qu'implique effectivement tout texte pénal n'est pas l'interprétation littérale. Celle-ci a été abandonnée par le juge répressif depuis fort longtemps au profit d'une interprétation dite finaliste qui permet au juge d'adapter la loi aux exigences du présent.

L'interprète n'est pas un grammairien. Il doit faire vivre le texte et lui donner toute son ampleur (sans jamais le déformer). Sur le second point (une rédaction qui induirait une interprétation stricte), le juge ne doit pas perdre de vue le principe qui guide son interprétation. Or quel est le principe ici ? Tout simplement celui de la liberté du commerce et de l'industrie (porte-parole constitutionnel de la liberté de publicité). Les restrictions à la publicité pour les alcools, au nom de la santé publique, représentent donc l'exception à ce  principe.

Le juge constitutionnel ou le juge communautaire ne disent pas autre chose sur ce point. Notre juge civil, en adoptant une interprétation littérale de l'article L. 3323-2 du CSP restreint le champ de la publicité et méconnait ainsi la liberté du commerce et de l'industrie.

Souhaitable, possible, l'interprétation est enfin réalisable si l'on se libère de ce carcan de la lecture littérale. Comment peut-on faire rentrer Internet dans les prévisions légales ? Pour répondre à cette question plusieurs hypothèses doivent être distinguées. La première touche la presse en ligne sur laquelle il est difficile de ne pas concevoir de la publicité pour les alcools (bien entendu dans le respect du CSP). L'on ne voit pas en effet  pourquoi le régime de la publicité d'un journal en ligne ne relèverait pas, lorsque le contenu est similaire à un journal papier, du régime de la publicité de la presse écrite.

La deuxième hypothèse concerne la publicité réalisée à partir d'un site Web commercialisant des alcools. Les communications commerciales devraient y être autorisées sans réserve car l'on ne voit pas comment l'on peut être autorisée à vendre en ligne (comme cela résulte clairement de la loi dite pour la confiance dans l'économie numérique) sans pouvoir stimuler la vente des produits. Les difficultés se concentrent sur une troisième hypothèse qui était au coeur de l'affaire Heineken : celle où la publicité est activée à partir d'un site ne commercialisant pas d'alcool.
 
Rappelons, pour bien comprendre les choses, que l'article L. 3323-2 4° du CSP évoque l'"envoi" par les producteurs d'alcools  de "messages, de circulaires commerciales, de catalogues et de brochures". Contrairement à ce que souligne le juge, il n'y a aucune raison de limiter ces supports à des supports matériels. Les documents peuvent en effet parfaitement prendre une forme électronique tout comme l'écrit peut être véhiculé par une forme papier ou électronique depuis une loi du 13 mars 2000 (ayant pour objet d'adapter notre droit de la preuve aux technologies de l'information).

Peut-on également exclure l'Internet de cette même disposition au prétexte que la mise à disposition d'un message publicitaire sur un site Internet n'est pas assimilable à un "envoi" ? Le verbe envoyer provient du latin inviare qui signifie faire route. Un message électronique destiné à promouvoir des produits et des services fait bien route jusqu'à l'internaute lorsque celui-ci clique sur sa souris. L'article L.3323-2 4° du CSP devrait donc intégrer cette forme d'envoi.

Le juge qui n'est pas disposé à cette audace technologique doit alors inviter le législateur à la réforme plutôt que de s'imaginer comme le dernier rempart contre "le lobbying intense des producteurs et commerçants de boissons alcooliques" (formule relevée dans l'ordonnance de référé du 8 janvier 2008). Oui à l'audace technologique. Non à la frilosité idéologique !       


[1] TGI Paris ord. Réf. 8 janvier 2008 Anpaa c/ Heineken inédit  et CA Paris 13 février 2008 inédit

 

[2] Information disponible sur le site www.vitisphère.com