L’économie est-elle une science exacte ?

Suite à la crise financière de 2008, certains, à l’image de Charles Ferguson (réalisateur d’Inside Job en 2010), ont accusé les modèles mathématiques utilisés dans le monde de la finance, et les outils statistiques des agences de notation, de faire partie des principales causes de l’effondrement économique global.

Suite à la crise financière de 2008, certains, à l’image de Charles Ferguson (réalisateur d’Inside Job en 2010), ont accusé les modèles mathématiques utilisés dans le monde de la finance, et les outils statistiques des agences de notation, de faire partie des principales causes de l’effondrement économique global. Les critiques de ces méthodes avancent que les économistes pensent pouvoir prédire par des formules mathématiques le comportement d’individus par nature irrationnels. C’est ainsi que Christian Walter, directeur de la chaire « finance » de l’Institut Catholique de Paris, parle dans Libération du « pouvoir démiurgique des mathématiques financières ».

Il s’agit donc de savoir si l’économie est une science exacte

Pour pouvoir répondre à cette question, il convient tout d’abord de définir ce qu’est l’économie et ce qu’est une science exacte.
La définition communément admise du mot science désigne celui-ci comme un ensemble organisé de connaissances relatives à un domaine donné. Une science peut être dite « exacte » quand les relations entre les différents objets qu’elle étudie sont stables, répétitives et cohérentes. Ceci ne veut pas dire qu’elle représente une absolue immuabilité : pour Karl Popper, la réfutabilité caractérise toute théorie scientifique. C’est peut-être pourquoi les contours de cette catégorie restent flous : on y place généralement la physique et les « sciences de la vie » (biologie, génétique…), mais Popper restreint cette catégorie aux seules « sciences de la logique », qui fonctionnent grâce à la déduction plutôt que par l’induction.
La définition de l’ « économie » apparait comme encore plus vague. Étymologiquement, ce mot descend du latin aeconomia, lui-même issu du grec ancien oikonomía qui signifie « gestion de la maison ». Il s’agirait donc de l’étude de la façon dont l’homme utilise son lieu de vie et les ressources qui s’y trouvent. Cette définition se rapproche de celle qu’en donnait L. Robbins, qui affirmait : « l’économie est la science de l’utilisation des ressources limitées ». Néanmoins, d’autres définitions ont pu être avancées, semblant pertinentes, mais ne recoupant celle que nous venons de donner que partiellement. On peut citer ici la vision de Samuelson de l’économie comme « science de l’équilibre et de l’échange ». Les choses se compliquent encore d’avantage si l’on considère que l’économie (ou tout du moins les méthodes de raisonnement qui y sont associées) peut être utilisée dans des situations qui ne semblent, à première vue, rien avoir de très économique (comme l’ont prouvé Stephen Dubner et Steven Levitt en écrivant Freakonomics).

Il conviendra donc de tenir compte de la pluralité des définitions désignant les termes « sciences exactes » et « économie »

Il apparait que l’économie se sert fortement des mathématiques afin de développer son raisonnement. Bien entendu, cela peut varier selon ce qui est étudié et la façon dont l’étude est menée. Mais de façon générale, la mathématisation de l’économie est allée croissante ces dernières années. Par exemple, les agences de notation, qui jouent un rôle déterminant dans l’économie mondiale et qui emploient de nombreux économistes, se basent sur des modèles mathématiques pour calculer la solvabilité de leurs clients ou le risque inhérent à tel ou tel produit, tout comme peuvent d’ailleurs le faire les banques ou certaines entreprises. Globalement, cet essor de la mathématisation est lié à celui d’une branche de l’économie, l’économétrie, qui cherche à modéliser par des courbes et des fonctions la réalité économique. Elle a donné au monde économique la plupart de ses prix Nobels.
Le modèle économique aujourd’hui dominant, celui dit « néo-classique », repose d’ailleurs uniquement sur sa démonstration mathématique. Sa validité est basée sur le fait que les néo-classiques ont pu démontrer que, sous certaines conditions, il permettait d’arriver à une situation « parfaite », dans laquelle le bonheur de tous les agents économiques est maximisé. L’usage de plus en plus massif qui est fait des mathématiques, parangon de la « science exacte », en économie, et dont différents exemples ont été détaillés ici, peut ainsi nous amener à penser que toute l’économie, à commencer par ses théories les plus importantes, soit basée sur une forme d’exactitude.De plus, même quand les mathématiques ne sont pas directement utilisées, l’économiste se sert régulièrement de statistiques.
La démarche économique est en effet souvent inductive, ce qui signifie que l’économiste part de ses observations du réel pour en déduire des lois générales, valables systématiquement. C’est par ce biais qu’à procédé l’économiste allemand Engel lorsqu’il a établi ses fameuses « lois d’Engel » : il a, par l’observation de données statistiques, pu prévoir l’évolution de l’importance que prendraient les différentes catégories de biens accessibles aux ménages selon la variation du revenu de ces derniers. Cette démarche, si elle ne relève pas de la science exacte pour Popper, est pourtant extrêmement proche de celle utilisée en physique ou en biologie, ou on procède également par expérimentation.
De fait, la quasi-totalité des méthodes économiques de recherche de la causalité utilisent des concepts empruntés aux sciences physiques et chimiques, tels que la notion de groupe de contrôle, de contrefactuel (dont on se sert beaucoup en médecine)…
La place prise par les mathématiques en économie, ainsi que l’usage qui y est fait d’une certaine méthodologie normalement propre à la physique, semblent indiquer qu’il existerait une forme de « parenté » entre économie et sciences exactes. Pourtant, il n’en est rien, car l’objet d’étude centrale de l’économie reste le comportement de l’Homme.
C’est en effet bien l’étude de choix humains qui est à la base de l’économie. Que ce soit une étude microéconomique portant sur le choix entre deux paniers de consommation, où l’évaluation macroéconomique d’une politique publique, il s’agit de déterminer un choix optimal. C’est pourquoi les méthodes mathématiques ou physiques, bien qu’utilisées, ne peuvent nous faire arriver aux mêmes conclusions. Si l’on donne à un physicien les caractéristiques d’un objet et du milieu dans lequel cet objet chute, il sera capable de prédire au millième de mètre par seconde près la vitesse de chute de cet objet. Répétée à l’identique un nombre infini de fois, la chute de cet objet se fera toujours exactement à la même vitesse.

Croire qu’il en serait de même pour l’économie est illusoire

Le fait que les modèles mathématiques des banques et agences de notation n’aient pu évaluer correctement la toxicité de certains produits dérivés est l’ultime preuve de l’échec relatif de ces approximations du réel. L’hypothèse postulant de la « rationalité » des agents est également une illusion : d’une part, elle peut tout à fait être contestée, des études en laboratoire montrent que les préférences ne sont pas parfaitement transitives chez une part non négligeable des individus, et le comportement moutonnier (objectivement irrationnel) de certains agents peut être la cause de prophéties auto réalisatrices (c’est ce mécanisme qui a joué lors du fameux « Jeudi Noir » en 1929 à la bourse de New York). De plus, même en admettant que les agents humains soient tous rationnels, ils le sont tous différemment (leurs buts ne sont pas identiques, pas plus que les moyens qu’ils sont prêts à mettre en œuvre pour les atteindre), il n’existe donc pas de modèle du comportement humain.
Par conséquent, prévoir avec exactitude la demande de tel ou tel produit ou l’évolution de la consommation est impossible, ne serait-ce que par la myriade de variables qui entrent systématiquement en jeu du fait de la complexité inhérente à toute action humaine. C’est pourquoi le modèle économique néo-classique repose sur une série d’hypothèses extrêmement restrictives qui ne peuvent toutes être vérifiées en réalité.
Symboles de cette inexactitude omniprésente, les indicateurs économiques ne sont jamais précis au sens le plus strict du terme. L’économiste Oskar Morgenstern déclarait qu’on ne pouvait « atteindre un haut degré de précision dans les données économiques ». Il prenait comme exemple l’agrégat macroéconomique par excellence : le PNB. Le fait qu’il soit donné sans marge d’erreur « est inacceptable, parce que le sens commun devrait suffire à nous faire savoir qu’il est impossible de rendre compte sans aucune erreur du volume total des transactions qui constituent l’économie d’un pays ».
Il s’agit d’ailleurs d’un fait reconnu et qui peut avoir des conséquences de grande ampleur.
C’est ainsi que l’I.N.S.E.E affirmait dans un rapport de 2001 que « le recul du PIB par habitant de la France traduit surtout l’imperfection des comparaisons internationales ». « Imperfection ». Le mot est tombé et montre l’importance de l’inexactitude en économie.
Bien qu’elle utilise largement les mathématiques, et en dépit du fait que les démarches inductives et expérimentales soient propres à la fois à l’économie et à la physique, l’analyse économique reste centrée sur l’Homme. Elle ne peut donc qu’être à l’origine de modèles simplifiés qui ne représentent pas précisément la réalité, les grandeurs et indicateurs économiques illustrant ce fait.
Pour autant, ceci ne peut en aucun cas être un jugement de valeur. Car comme le disait George E.P Box, « tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles ». Si l’humain restera à jamais trop complexe pour être parfaitement compris et prévisible, il ne fait aucun doute que l’économie, en permettant de mieux comprendre le comportement humain, prend toute sa place parmi les sciences humaines. Rien ne sert de rester accroché à l’idée d’une science économique infaillible et systématiquement exacte, mieux vaut accompagner chaque chiffre, chaque modèle, par sa marge d’erreur, afin de s’éviter des désillusions qui peuvent se révéler coûteuses.

Chronique rédigée avec Yannick Porte