"Fils et filles de…" : un extrait inédit

"Fils et filles de…" : un extrait inédit Passer la main à ses enfants quand son entreprise pèse un milliard d'euros de chiffre d'affaires n'est pas chose aisée.

"Le jeu est tronqué et les dés pipés." Ainsi se conclue le livre "Fils et filles de…" paru ce 17 septembre aux éditions de La Découverte. Un constat désenchanté dressé par les deux auteurs, les journalistes Anne-Noémie Dorion et Aurore Gorius, qui se sont penchés sur la propension française à placer des héritiers aux postes du pouvoir, en politique, dans le monde de la culture et bien sûr dans celui du business.

Henri Proglio pourrait ouvrir un cabinet de recrutement pour descendants d'hommes et femmes politiques

Dans l'ouvrage, on (re)découvre les destinées des enfants Arnault au sein de LVMH, les pérégrinations des rejetons Bolloré dans le groupe paternel, les bisbilles de la fratrie Peugeot et la bataille des fils Dassault.

On y apprend aussi qu'Henri Proglio pourrait ouvrir un cabinet de recrutement pour descendants d'hommes et femmes politiques. Et ce quel que soit leur bord, puisque pour une nièce de Michèle Alliot-Marie (droite) casée chez EDF, on trouve une fille de Jean-Louis Borloo (centre) et un fils de Claude Bartolone (gauche) installés chez Veolia.

Mais le livre ne se contente pas de dénoncer. Le capitalisme familial a aussi ses vertus et ses richesses, tout comme ses contraintes. Une complexité bien illustrée par l'extrait que le JDN vous propose de découvrir ci-après :

Jean-Luc Petithuguenin est un patron de la première génération. En 1994, cet ancien salarié de la Compagnie générale des eaux (CGE) a racheté Paprec, une entreprise de recyclage basée à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, qui comptait quarante-six salariés. Aujourd’hui, l’entreprise emploie plus de 4 000 personnes. Paprec collecte les déchets des grands groupes comme L’Oréal, Carrefour ou EADS. Depuis 2000, son P-DG est également président et fondateur du groupe Helios, leader français de la signalisation sur les routes, qui emploie 500 salariés. Avec Paprec, l’objectif de son dirigeant est clairement affiché : créer une nouvelle "dynastie de l’environnement", explique-t-il. Dans un secteur en plein essor, en l’espace de deux décennies, la petite TPE est devenue une ETI florissante, réalisant près de un milliard d’euros de chiffre d’affaires. À cinquante-sept ans, le dirigeant est en train de passer progressivement la main, avec méthode. "Depuis le début, j’ai eu en tête que j’avais une entreprise qui pourrait se transmettre", confie-t-il. "J’aime l’idée que l’histoire s’écrive sur plusieurs générations."

"À partir du moment où vous construisez une entreprise que vous voulez transmettre, vous pensez à plus de dix ans, voire trente ou quarante ans"

Principal avantage du "family business" : s’inscrire dans le temps long. "À partir du moment où vous construisez une entreprise que vous voulez transmettre, vous pensez à plus de dix ans, voire trente ou quarante ans. Il ne s’agit pas d’optimiser le profit du prochain semestre." Autre atout, la possibilité de transmettre des valeurs. "Diriger n’est pas qu’une affaire d’argent. C’est beaucoup plus facile dans une ETI familiale de développer un certain nombre de valeurs, de s’y tenir et de considérer que ça fait partie de l’ADN de la boîte", juge-t-il. Patron affichant des idées humanistes et sociales, il s’est engagé en faveur de la mixité, dans un métier encore très masculin, et de la diversité. Paprec s’est aussi illustré, en 2014, avec l’adoption d’une charte, votée à l’unanimité par ses salariés, interdisant le port de signes religieux dans son entreprise.

Ses trois fils travaillent déjà à ses côtés. L’aîné, Sébastien, est directeur général adjoint. Thibault, le cadet, gère les publications internes et externes du groupe. Le plus jeune, Mathieu, est adjoint au directeur délégué commercial. "Nous sommes dans une industrie nouvelle. J’ai fait le premier milliard de chiffre d’affaires, mes enfants vont pouvoir faire le second, voire le troisième", prévoit leur père. Transmettre ou vendre ? Le dilemme de tout dirigeant qui a réussi dépend de plusieurs facteurs. "La santé d’abord et le fait d’avoir des enfants qui veulent prendre la suite", estime Jean-Luc Petithuguenin.

"J’ai fait le premier milliard de chiffre d’affaires, mes enfants vont pouvoir faire le second, voire le troisième"

"C’est aussi lié à votre train de vie et à vos besoins", poursuit le dirigeant de Paprec. "Si votre rêve est de rouler en Ferrari, d’avoir un jet privé, peut-être que vous avez besoin de vendre." Mais surtout, pour transmettre et s’inscrire dans une logique dynastique, encore faut-il que les enfants soient capables de diriger. Dans la famille Petithugenin, l’aîné a fait Normal Sup’. Après quatre ans en Angleterre comme business analyst chez Comex, il est revenu en France au moment du décès de sa sœur des suites d’une longue maladie, afin d’épauler son père. Il n’en partira plus. Restait à soigner son intégration dans le groupe. "Il faut construire sa crédibilité, trouver un équilibre entre la légitimité professionnelle et la légitimité familiale. La seconde est bien comprise dans un groupe de notre taille", estime Jean-Luc Petithuguenin. "Mes collaborateurs préfèrent être dirigés par un de mes fils qui poursuivra l’œuvre de son père plutôt que par un financier qui viendrait peut-être avec des idées différentes. En même temps, ils n’ont pas envie d’être dirigés par un imbécile…"

"C’est difficile de savoir à quel moment vous dites à vos enfants de vous rejoindre"

D’où la nécessité de faire ses preuves à l’extérieur avant d’intégrer l’entreprise. Mais attention, l’ailleurs peut se révéler séduisant : "C’est difficile de savoir à quel moment vous dites à vos enfants de vous rejoindre. S’ils restent trop longtemps à l’extérieur et s’y plaisent, réussissent, ils peuvent décider d’y faire toute leur carrière." Maintenant que les trois fils ont intégré le groupe, la succession se prépare. "Je leur ai déjà transmis une partie de mon patrimoine professionnel et réglé les droits de succession. Le conseil d’administration de la holding familiale se réunit au moins une fois par trimestre et étudie les enjeux", explique leur père. "Ma grande angoisse, c’était que mes enfants découvrent à mon décès toutes les problématiques de la maison, le niveau d’investissement ou de dette. Donc je passe beaucoup de temps à essayer d’expliquer, à tenter de leur donner les clés pour bien diriger."

Lors de la dernière convention annuelle de Paprec, l’un de ses collaborateurs lui a posé ouvertement la question : "Le matin, quand vous vous rasez, pensez-vous à votre succession ?" Le patron de Paprec a répondu par l’affirmative. "Ça ne me semble pas raisonnable de vieillir trop longtemps sans préparer la suite. Et en même temps, ça ne veut pas dire arrêter demain. Aujourd’hui, je suis P-DG, un jour je ne serai plus que président. Et un jour administrateur…"

"Derrière, il y a 4 000 salariés, plus les conjoints et les enfants, qui vous font confiance. À partir du moment où vous transmettez, vous léguez cette responsabilité aussi"

En attendant, il s’affaire avec pour objectif de ne pas léguer à ses enfants une tâche trop difficile. "Si je vendais, je leur donnerais du capital dont ils feraient ce qu’ils veulent. Alors qu’en transmettant, je leur lègue un patrimoine bien plus immatériel. Et l’angoisse est de leur mettre sur les épaules une charge trop lourde. Il faut leur simplifier la vie, les aider à comprendre. Derrière, il y a 4 000 salariés, plus les conjoints et les enfants, qui vous font confiance. À partir du moment où vous transmettez, vous léguez cette responsabilité aussi."

Jean-Luc Petithuguenin ne doit son parcours qu’à lui-même. Il n’est pas un héritier. Est-ce chose facile de transmettre lorsqu’on n’est pas né soi-même avec une cuillère en or dans la bouche ? "Il y a une sorte de conflit sur ce qu’il faut leur donner, ce qu’ils doivent mériter", reconnaît-il. "Jusqu’où faut-il aller dans la transmission ? Je ne crois pas que mes enfants doivent endurer exactement les difficultés auxquelles j’ai moi-même été confronté. Ensuite, l’équation se résout avec ses collaborateurs. S’ils m’avaient dit que mon fils n’était pas capable, je ne l’aurais pas placé au poste de numéro 2."

"Il y a une sorte de conflit sur ce qu’il faut leur donner, ce qu’ils doivent mériter"

La nouvelle génération se prépare maintenant aux défis qu’elle devra relever. Paprec vend dans cinquante pays en réalisant 40 % de son chiffre d’affaires à l’export. Ce sera aux enfants Petithuguenin d’assurer la croissance internationale du groupe, en allant construire des usines à l’étranger. "Ils auront certainement une problématique interculturelle plus forte à gérer", anticipe leur père. "Ainsi qu’un défi complexe à relever, celui de faire partager et de préserver les valeurs dans un groupe qui pourrait compter demain 10 000 ou 15 000 collaborateurs." Autres enjeux : innover, dans un secteur toujours plus concurrentiel, et anticiper la concentration à venir d’un métier aujourd’hui très éclaté, qui compte seulement quelques multinationales. "Mais tant que je pourrai, je serai avec eux pour essayer de résoudre ce type de sujets", conclut le dirigeant de Paprec. 

Les auteurs

Anne-Noémie Dorion est journaliste indépendante. Passée par France Soir et Le Figaro, elle travaille principalement pour Le Point, où elle traite des sujets de société et d'éducation.

Aurore Gorius est journaliste indépendante. Ancienne de France Soir et du Point, elle est la co-auteur de deux autres ouvrages : "Les Gourous de la com" et "La CFDT ou la volonté de signer"