L’écosystème digital : moteur d’innovation ou artifice de communication ?

De plus en plus d’entreprises choisissent de s’entourer d’un écosystème ouvert pour accélérer leur transformation digitale. Mais un tel environnement n’est créateur de valeur que dans certaines conditions.

Le concept d’écosystème occupe une place de choix dans le nouveau lexique du digital au même titre qu’agile, disruptif, data, scrum, app, design… Afin de dynamiser leurs efforts digitaux, nombreux sont les grands groupes qui s’entourent de sociétés de service, de start-up innovantes, d’investisseurs ou d’experts et inscrivent leurs actions dans un environnement ouvert sur l’extérieur. Mais beaucoup de ces écosystèmes semblent déconnectés des enjeux économiques et humains de l’entreprise et peu parviennent à nourrir l’organisation d’innovations véritablement transformantes. Pourquoi alors les entreprises ont-elles intérêt à construire un écosystème ouvert ? Dans quelles conditions celui-ci est-il créateur de valeur et accélérateur de progrès ? Pratiquement, quels partenaires considérer ? Comment arrimer l’écosystème à l’entreprise et à qui en confier l’animation ?

Un écosystème ouvert : pour quoi faire ?

C’est un fait : le premier pilier de l’innovation digitale est interne et s’appuie sur les forces vives de l’entreprise. Mais cela ne suffit pas. Le rythme et l’intensité de la révolution digitale, la menace pressante de nouveaux entrants, le caractère radical des alternatives proposées forcent les acteurs traditionnels à se tourner vers l’extérieur. L’intérêt est de puiser des idées nouvelles, de l’énergie créatrice et des savoir-faire à une multitude de sources aussi diverses que complémentaires : start-ups, incubateurs, fonds de venture capital, fournisseurs de technologie, clients exigeants, développeurs indépendants, universitaires… Si l’entreprise regarde davantage vers l’extérieur c’est aussi parce que les modèles économiques « gagnants » sont par nature de plus en plus ouverts. Les places de marché électroniques remplacent la distribution traditionnelle, les réseaux sociaux concurrencent les médias classiques, l’économie du partage bouscule la location d’actifs (chambres d’hôtes, véhicules, places de parking).

La contribution potentielle d’un écosystème ouvert couvre toutes les étapes du processus d’innovation d’une grande entreprise et pas seulement la phase amont de génération d’idées. Bien-sûr, il s’agit d’abord d’apporter de la jeunesse et de l’élan, et d’aider les grandes entreprises à penser "out-of-the-box". Mais l’intérêt va beaucoup plus loin lorsque l’entreprise sait inscrire dans la durée la collaboration avec son écosystème. Les jeunes pousses deviennent alors des partenaires réguliers tout au long d’un processus d’innovation bâti sur de nouvelles manières de travailler : prototypage rapide, "test & learn"…

L’apport de jeunes entreprises partenaires va même parfois jusqu’au déploiement de l’offre à grande échelle. Une licorne du digital peut multiplier la force de frappe d’un grand groupe en déployant rapidement à ses côtés un service complémentaire. C’est ainsi que le partenariat avec Deezer a permis à Orange d’améliorer considérablement son taux de fidélisation, nerf de la guerre de tout opérateur télécom.

Un écosystème ouvert : pour qui ?

Phénomène encore récent, le recours structuré à un écosystème ouvert est en pleine accélération. D’après l’étude David Avec Goliath* récemment publiée par Bain & Company et Raise, moins d’un tiers des entreprises du CAC 40 avait mis en place des initiatives spécifiquement dédiées aux jeunes entreprises en 2010 (hors relations classiques de client-fournisseur ou prise de participation), alors qu’elles le font toutes aujourd’hui. Alain Evrard, Directeur Général Acquisitions, Licences & Développement Externe de L’Oréal en explique les raisons dans cette étude "Aujourd’hui l’alliance avec de nouveaux partenaires (jeunes entreprises et universités notamment) est une nécessité : les grandes entreprises n’ont plus le monopole du savoir et de la créativité. Au siècle de l’interaction et de la connectivité, le "not invented here" n’est vraiment plus de mise". 

Parmi les grandes entreprises, près de deux tiers ont commencé à fixer un cap et bâtir une approche dans leurs relations avec les jeunes pousses. Toutefois seules 15% ont inscrit cette approche dans leur stratégie avec des outils de suivi robustes, un accompagnement durable et une forte visibilité de la direction générale et du public.

Un écosystème créateur de valeur : à quelles conditions ?

Certains écosystèmes semblent surtout exister pour projeter une image de modernité, d’autres s’inscrivent au cœur de l’innovation de l’entreprise. La différence tient à la volonté d’arrimer solidement l’écosystème aux métiers de l’entreprise. Les groupes déterminés à en tirer le maximum le placent au centre de leur feuille de route stratégique et sous la responsabilité d’un leader visible, respecté et directement impliqué dans les priorités opérationnelles de l’entreprise. Ce sponsor peut être un directeur opérationnel ou le directeur de l’innovation.

La direction de l’innovation constitue un incubateur efficace des initiatives digitales à condition d’apporter des processus déjà reconnus et testés et de travailler étroitement avec les opérations. Comme le souligne Axel Dauchez, Président de Publicis : "Le responsable de l’innovation n’est efficace que s’il a des responsabilités opérationnelles, que ce soit par le biais d’un P&L ou un lien avec la stratégie client ou industrielle par exemple"*.

L’écosystème digital doit pouvoir rendre compte de sa contribution à l’entreprise grâce à des outils de suivi précis, même si son action s’inscrit dans le moyen et long terme. Dès le départ, il est important de définir quelques indicateurs simples d’activité et de résultat. Ainsi, la SNCF mesure les succès de ses collaborations via ses différents programmes : 1 700 start-ups approchées, 1 500 dossiers Camping (accélérateur de start-ups digitales) étudiés, 140 start-ups rencontrées aux Innovation Datings, 40 candidats pour l'incubateur SNCF Voyageur connecté… L’opérateur de transport communique aussi sur la réussite de ses projets : par exemple, 381 gares cartographiées dans Open Street Map en 2016**.

Choisir le bon mode de collaboration

Dans leur transformation digitale, les grandes entreprises sont de plus en plus tiraillées entre le besoin de laisser suffisamment d’indépendance et d’oxygène aux jeunes pousses et la nécessité de poser les bases d’une collaboration structurée. Plusieurs modèles sont envisageables à condition de préserver l’ADN créatif de la start-up et de choisir des solutions bien adaptées au degré de proximité de métiers entre le grand groupe et la start-up hébergée.

L’option de collaboration à minima consiste à organiser des challenges assortis de prix pour les lauréats. Parfois, ce mécénat se déploie dans le cadre de Fondations. Ce type de parrainage convient à ceux qui recherchent des formules souples et peu engageantes mais suffit rarement à transformer l’entreprise.

Près de la moitié des grandes entreprises françaises (48%*) vont plus loin et choisissent de construire des partenariats commerciaux avec les start-ups de leur écosystème. C’est le cas d’Auchan qui invite une trentaine de jeunes pousses à venir se présenter à sa centrale d’achat dans le cadre d’un « salon des start-ups ». Ce type de partenariat permet de tester des idées proches du cœur de métier et facilement "monétisables".

Autres formes de partenariat, les incubateurs ou labs sont en plein essor et concernent déjà 44% des grandes entreprises. Village by CA, la pépinière de start-ups du Crédit Agricole crée ainsi des lieux de vie, reliés entre eux, dans lesquels tous les acteurs locaux (start-ups, PME, grands groupes, …) se rencontrent, coopèrent et innovent. En une année, cet écosystème a accompagné 145 start-ups, levé 45M€, et organisé 800 évènements***. Les start-ups y bénéficient de formations, de conférences, d’un réseau d’experts, d’ateliers de co-création, d’espaces privatisables et d’une visibilité renforcée auprès de leurs clients.

La modalité la plus engageante est l’investissement dans des start-ups. Il permet de déployer à grande échelle des projets souvent loin du cœur de métier et qui ont besoin de structures dédiées pour se développer et atteindre leur plein potentiel. La majorité des entreprises (59%) choisissent des investissements dans le venture capital. Elles peuvent s’associer à un fonds déjà établi, ce qui leur donne accès au savoir-faire et au "deal flow" d’investisseurs expérimentés, ou créer leur propre fonds ce qui leur laisse plus de contrôle et d’exclusivité mais exige des moyens supérieurs*. Engie Ventures vise ainsi 5 à 10 investissements par an, afin d’accélérer son développement vers de nouveaux métiers adjacents liés à la transition énergétique.

On comprend donc à quel point un écosystème ouvert peut dynamiser la transformation digitale d’une entreprise. Même avec la bonne gouvernance, le bon accompagnement humain et la bonne plateforme technologique, l’entreprise ne parviendra pas seule à relever le défi du digital. Dans l’étude David Avec Goliath, Vincent Minier, Directeur Stratégie et Développement chez Schneider Electric France résume bien la formule gagnante : "En travaillant avec les jeunes entreprises, nous favorisons la cross-fertilisation, et nous accroissons la différenciation de nos propositions de valeur grâce aux offres associées des start-ups avec qui nous collaborons. Les jeunes entreprises, de leur côté, obtiennent l’accès à de nouveaux marchés, à notre expertise, et si besoin à notre fonds partenaire".

Ecrit en collaboration avec Virginie Flam 
 

*    Etude David Avec Goliath, réalisée par Bain & Company et Raise en mars 2016
*** www.levillagebyca.com