Andreas Wiele (Axel Springer) "Ce n'est pas le rôle de Google de financer la presse"

Le JDN a rencontré le CEO d'Axel Springer Digital lors des Rencontres de l'Udecam. Il réagit sur la question des adblockers et les relations ambiguës qu'entretiennent les médias avec Facebook et Google.

JDN. Le numérique représente plus de la moitié du chiffre d'affaires d'Axel Springer. Une réussite qui contraste avec les déboires d'un groupe comme Lagardère qui peine à achever sa mue. Quel conseil donneriez-vous aux groupes traditionnels qui se prennent le "mur" de la digitalisation ?

Andreas Wiele, CEO d'Axel Springer Digital © S. de P. Axel Springer

Andreas Wiele (Axels Springer Digital). Le challenge que pose le virage numérique aux éditeurs issus de la presse papier est double. Continuer à y produire des contenus de qualité et y retrouver les deux sources de revenus historiques : le paiement à l'acte et les recettes publicitaires.

C'est à nous éditeurs de faire en sorte que les gens soient prêts à payer pour du contenu. Chose qui n'est pas aisée dans la mesure où Internet a été pendant près de 20 ans le royaume de la gratuité. Nous avons fait germé cette idée en déclinant progressivement le modèle "freemium", un mix de gratuit et de payant, sur nos deux navires amiraux que sont Bild et Die Welt il y a de ça trois ans.

Aujourd'hui Bild compte près de 315 000 abonnés en progression de 26% par rapport à l'année 2014 et Die Welt, titre un peu plus ciblé et haut de gamme, en compte 70 000.  Preuve que les gens sont prêts à payer pour du contenu qui leur plait.

Le sujet incontournable du moment, ce sont les adblockers dont il a été beaucoup question lors de ces rencontres de l'Udecam. Axel Springer a marqué un grand coup en obligeant les internautes à désactiver leur adblocker pour accéder à Bild, à partir d'octobre dernier…

Et l'expérience est couronnée de succès avec un nombre d'internautes utilisant un adblocker sur notre site qui s'est réduit de 70%. Ce qui nous a permis d'augmenter de 10% le nombre d'impressions publicitaires que nous vendons. Je me félicite de voir par ailleurs qu'en Allemagne, l'éditeur de Stern et Geo s'est inspiré de notre exemple. Et j'espère que d'autres franchiront également le pas.

La fédération internationale des annonceurs (WFA) souhaite que le débat se recentre autour des besoins des internautes plutôt que de les contraindre, voire leur interdire l'accès aux sites comme chez Axel Springer. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d'adopter une vision court-termiste ?

Une seule chose : une presse indépendante et libre a besoin de ressources financières qui ne peuvent venir que de deux parties, le consommateur et l'annonceur. Tout internaute qui utilise un adblocker rompt ce contrat social et ne m'intéresse pas, d'autant qu'il me coûte plus qu'il ne me rapporte.

Pour autant, je reconnais que nous devons faire en sorte que la publicité soit la plus créative possible et pas agressive au point qu'il faille cliquer trois fois pour accéder à un contenu. Tout est question d'équilibre. Mais les sites médias traditionnels sont loin d'être les plus critiquables en la matière. Ils sont d'ailleurs plus souvent les victimes collatérales des mauvaises pratiques d'acteurs moins scrupuleux. L'internaute harassé ne fait plus la part des choses et apporte une même réponse pour tout le monde : l'adblocker. D'où notre message : si vous voulez lire Bild, désactivez votre adblocker sur notre site. Vous faites ce que vous voulez en dehors.

Votre autre actualité, c'est le lancement en partenariat avec Samsung d'Upday, une application qui fait office d'agrégateur de contenus en provenance des sites d'informations. Une réponse à Instant Articles et AMP ?

Internet s'est construit sur une promesse originelle : chacun peut publier son contenu et tout le monde peut le retrouver. L'hyper-domination de ces deux supermarchés du Web que sont devenus Google et Facebook met à mal une telle promesse. Le basculement des usages vers le mobile et notre partenariat avec Samsung, qui détient 40% de parts de marché en Europe, nous donnent l'occasion d'y remédier.

Il s'agit de donner aux éditeurs l'opportunité d'accéder à un nouveau canal de distribution en étant présents sur Upday, application qui sera préinstallée sur l'écran d'accueil des smartphones Samsung et qui s'appuiera sur une équipe de journalistes et un algorithme de curation pour proposer les contenus susceptibles d'intéresser chaque mobinaute.

Où en êtes-vous en France ?

L'équipe française, installée dans les locaux de notre filiale Aufeminin.com, est en cours de recrutement. Nous sommes en train de convaincre beaucoup d'éditeurs français de rejoindre l'aventure. Le produit est déjà lancé en Allemagne avec quasiment tous les éditeurs à son bord. Il leur permet déjà de beaux gains de trafic.  

La démocratisation d'AMP et d'Intant Articles pose la question de la plateformisation des médias. Certains ont peur de perdre leur souveraineté. En faites-vous partie ?          

La presse écrite cherche historiquement à être présente au sein d'un maximum de canaux de distribution. Il est normal d'avoir envie de faire de même sur le Web… Du moment que les règles édictées par les plateformes de distribution respectent l'égalité entre les différentes parties prenantes. Si la distribution des recettes est correcte et que ces géants respectent les règles en matière de fiscalité ou de data privacy, je ne vois pas de raison à ce que nous n'y allions pas.

Nous sommes d'ailleurs partenaires d'Instant Articles et nous discutons régulièrement avec Facebook qui me semble adopter une politique intelligente vis-à-vis des éditeurs en ce qui concerne le partage des recettes publicitaires et de la data. La plateforme veut même nous donner la possibilité, sur le long terme, d'y faire payer des contenus.

On vous imagine plus réservé vis-à-vis de Google auquel Mathias Döpfner, votre PDG, avait envoyé une lettre ouverte pour expliquer pourquoi il en avait peur. Axel Springer est d'ailleurs un des leaders de l'Open Internet Project, association "anti-Google" et suit de près les deux enquêtes européennes visant le géant pour abus de position dominante.

On en revient à mon postulat de départ et à la nécessité d'être vigilants vis-à-vis des pratiques des géants. Je tiens d'abord à préciser que Google est une société que nous admirons au même titre que Facebook pour sa réussite fantastique. Réussite qui ne doit pas l'affranchir, pour autant, des règles que les autres suivent.

Google a voulu abuser de sa position dominante vis-à-vis d'autres éditeurs et ça l'a conduit à Bruxelles où nos chances de gagner sont bonnes et où nous sommes effectivement son "ennemi". Pour autant, nous entretenons d'excellents rapports commerciaux avec ses équipes. Notre relation avec Google est faite de hauts et de bas...

Quid de la Digital News Initiative, projet piloté en partenariat entre Google et des médias dont vous faites partie ?

C'est une co-construction louable et un projet comme AMP est, dès lors qu'il n'embarque pas de règles contraignantes pour les éditeurs, une bonne idée. Cela ne veut pas dire pour autant que nous postulerons au fonds pour l'innovation du DNI. Ce n'est pas le rôle de Google de financer la presse. C'est notre responsabilité de trouver le bon équilibre côté monétisation.