Les éditeurs d'Europe lancent une grande action en justice contre Google

Les éditeurs d'Europe lancent une grande action en justice contre Google Axel Springer, Lagardère Active, CCM Benchmark et le Geste fondent l'Open Internet Project pour attaquer Google devant la Commission européenne et porter la voix de 400 acteurs du monde numérique européen.

Aujourd'hui 15 mai a été lancée une nouvelle initiative de grande ampleur contre Google. Des éditeurs français et allemands ont décidé de se rassembler au sein de l'Open Internet Project (OIP) afin de lutter contre les monopoles sur Internet et d'attaquer Google devant la Commission européenne pour abus de position dominante. Son constat est le suivant : "Le paysage numérique actuel, marqué par l'omnipotence et le pouvoir arbitraire de quelques acteurs globaux, ne permet plus la diversité et la libre concurrence sur Internet. L'OIP s'est dès lors construit autour d'une ambition cardinale : préserver la neutralité de l'Internet, et en particulier restaurer celle des moteurs de recherche. Le dynamisme économique et l'indépendance de l'Union Européenne en dépendent."

Les initiateurs de cette démarche sont les groupes Axel Springer, Lagardère Active, CCM Benchmark (éditeur du JDN), le Geste (qui fédère plusieurs dizaines de sociétés du numérique ainsi que tous les grands éditeurs français TV, radio et presse), l'ESML (syndicat des éditeurs de services de musique en ligne), le Seto (syndicat des entreprises du tour operating) et Funke Medien Gruppe. Mais au total, ce sont 400 acteurs du monde numérique européen, issus du monde des médias, du tourisme et de l'e-commerce, qui s'engagent sous la bannière de la nouvelle coalition.

Lors de la conférence internationale organisée à Paris pour son lancement, l'Open Internet Project a annoncé avoir lancé une action juridique pour demander que la Commission européenne mette fin aux abus de la position dominante de Google. "Google, moteur de recherche en situation de monopole, géant de l'Internet, manipule les résultats de recherche afin de promouvoir ses propres services et dégrader ceux de ses concurrents, affirme l'OIP. Cette situation est inacceptable. L'existence même d' entreprises numériques innovantes, créatrices d'emplois dans tous les pays de l'Union Européenne, est menacée si ces abus de position dominante d'un moteur de recherche en situation de monopole ne sont pas interdits." Et l'association d'ajouter : "Articulée avec l'enquête européenne en cours, la plainte met en avant de nouveaux excès de Google et apporte des preuves de leur danger, tant pour une concurrence équitable que pour les consommateurs finaux".

open internet project115051411
Christoph Keese, Denis Olivennes et Benoit Sillard ont présenté leur démarche lors de la conférence de lancement de l'OIP, jeudi. © Nolan Montella

Un soutien gouvernemental en la personne d'Arnaud Montebourg

Soutenant l'initiative, le ministre de l'Economie Arnaud Montebourg est intervenu en clôture de l'événement. L'ont précédé Christoph Keese (Vice-president executive d'Axel Springer), Denis Olivennes (PDG de Lagardère Active), Benoit Sillard (PDG de CCM Benchmark Group), Ole Schroeder (secrétaire d'Etat parlementaire du ministère fédéral de l'Intérieur allemand), Gary L. Reback (conseil chez Carr & Ferrell), Robert Maier (fondateur de Visual Meta), Pascal Perri (économiste), Jean-François Rial (PDG de Voyageurs du Monde), Francesco Boccia (président de la Commission des finances de la Chambre des députés italienne) et Laurent Alexandre (fondateur de DNAVision).

Ils ont expliqué pourquoi l'équité de la recherche et la neutralité du net représentent des enjeux fondamentaux pour les citoyens et les entreprises numériques européennes, ils ont examiné les failles des solutions de régulation de la Commission, et enfin se sont interrogés sur le rôle que doivent jouer les gouvernements européens face à ces questions.

Une mission de pédagogie et de solidarité

Au-delà de sa plainte contre Google, l'OIP se donne également mission de développer des actions d'information et de sensibilisation des citoyens d'Europe et de leurs représentants. Dans cette optique, un site internet participatif sera mis en ligne pour permettre aux associations, consommateurs et entreprises "d'exposer les cas précis où Google, par ses excès, a pu les pénaliser".

La dénonciation de la position dominante de Google n'est pas nouvelle et a déjà été portée devant Bruxelles. Les concessions du moteur ont même semblé avoir séduites Joachin Almunia. Une attitude controversée par de nombreux acteurs, mais aussi au sein même de la Commission. Pour sa part, "l'OIP considère que le troisième paquet de propositions avancé par Google est insuffisant et qu'il renforcerait encore davantage sa position dominante".

Nombre d'éditeurs hésitent à se faire un ennemi de l'un de leurs principaux apporteurs de trafic. "La déclaration "si Google ne vous convient pas, vous pouvez vous désinscrire et aller ailleurs" est à peu près aussi réaliste que le conseil d'un adversaire du nucléaire à renoncer simplement à l'électricité", expliquait ainsi Mathias Döpfner, PDG du groupe Axel Springer, dans une lettre ouverte à Eric Schmidt qui avait marqué les esprits. C'est donc aussi à cette aune qu'il convient de mesurer la portée de l'Open Internet Project, qui fédère des centaines d'acteurs ayant décidé de faire entendre leur voix et de faire avancer dans l'agenda politique ce qu'ils désignent comme un sujet d'importance mondiale.

Une longue liste de griefs

Concrètement, que reprochent à Google les membres de l'OIP ? D'abord sa domination incomparable qui "a rendu la concurrence quasi-impossible pour ses concurrents" et que renforcent encore d'importantes barrières à l'entrée - "effets de réseau, base de données sans égal". L'avantage concurrentiel de Google en devient selon eux insurmontable. L'OIP pointe en particulier les data, dont l'importance est fondamentale dans la compétition digitale : "Elles sont utilisées illégalement par Google pour renforcer sa position. Google entremêle indûment les données personnelles, amassées au travers de son moteur de recherche mais aussi via près d'une centaine d'autres services et produits. " Enfin, la coalition reproche à la firme de discriminer ses concurrents par plusieurs moyens. "Il promeut ses propres services et abaisse ses rivaux avec des changements brutaux et injustifiés d'algorithme qui affectent en priorité des sites concurrents." Pratiques qui nuisent aux consommateurs et affaiblissent la concurrence, ajoute l'OIP.

 Voir notre interview de Christoph Keese, vice-président exécutif d'Axel Springer, après son intervention à la conférence de lancement de l'Open Internet Project.

"Christoph Keese - Axel Springer"

La plainte déposée devant la Commission européenne aborde plus spécifiquement certaines pratiques anti-concurrentielles du moteur. Premièrement, le détournement de trafic : "Google privilégie de façon indue ses propres services [et] développe des stratégies pour mettre en avant ses propres plate-formes (comme YouTube et Google+) aux dépens de ses concurrents". L'OIP juge donc insuffisants les engagements proposés par Google, retreints à ses seuls moteurs verticaux. Ce détournement de trafic prend également d'autres formes, ajoute la coalition. "Google promeut ses services en accordant des Ad-Extensions (informations attachées à une publicité AdWords) : Google a bâti un vrai écosystème captif, au sein duquel il récompense les annonceurs qui utilisent l'ensemble de ses services avec des publicités plus visibles et efficaces, induisant dès lors une incitation anti-concurrentielle à l'emploi de tous les produits Google". L'Open Internet Project reproche également à Google de discriminer ses concurrents au travers de sa politique d'Adwords : "La soi-disant préoccupation des intérêts des consommateurs cache en réalité une politique plus insidieuse, dont le but principal est de gêner ses concurrents en les empêchant d'utiliser les formulations les plus pertinentes pour les internautes.

Autre pratique anti-concurrentielle soulevée par l'OIP : le blocage des données "referrers". Google refuse en effet de fournir aux administrateurs ces données "pourtant indispensables pour répondre finement aux demandes des utilisateurs : elles donnent aux annonceurs des informations au sujet des recherches (mots-clés et pages visitées) des utilisateurs avant qu'ils ne visitent leur site". Depuis octobre 2011, Google bloque l'accès aux données "referrers" pour les recherches organiques, selon l'OIP en prenant prétexte du respect de la vie privée alors que le moteur continue à fournir ces données pour les recherches payantes. "Le but de cette manœuvre est bien de priver ses concurrents des données pertinentes d'utilisateurs", en conclut la coalition.

Troisième pratique dénoncée comme anti-concurrentielle dans la plainte de l'OIP : le passage au payant de Google Analytics. Gratuit de 2005 à 2011, le temps que "cette pratique agressive élimine les services concurrents", Google a commencé à facturer le service pour compenser ses pertes passées. "Une politique de facturation prédatrice", commente l'OIP.

Des conséquences lourdes pour les consommateurs

Les consommateurs et les PME sont les premiers à subir les conséquences de ces abus, estime l'Open Internet Project : "Google utilise son monopole de fait sur le marché de la recherche pour se développer sur des secteurs adjacents, distordant dès lors la compétition. Un tel environnement nuit notamment au développement des PME – au détriment des consommateurs finaux – en réduisant le choix et augmentant les prix."

La coalition juge donc sévèrement le troisième paquet d'engagements de Google auprès de la Commission européenne, qui selon elle "lui donnent carte blanche pour poursuivre sa stratégie discriminante pendant cinq années supplémentaires", dans la mesure où elles donneraient même une base légale à ses pratiques.

La plainte de l'OIP formule trois demandes à la Commission

Sur la base de ce constat, la plainte de l'OIP formule trois demandes. D'abord, que soit conduite "une analyse exhaustive de toutes les pratiques anticoncurrentielles de Google". Ensuite, que l'on y réponde par les moyens suivants :

 Elargir l'application du principe de non-discrimination.

 Imposer un mécanisme d'analyse des changements d'algorithme dont l'effet serait de fragiliser des rivaux.

 Adopter une solution d'interopérabilité pour les administrateurs de site, afin que les concurrents ne soient pas emprisonnés dans l'écosystème Google.

 Imposer des obligations à Google afin qu'il transmette ses données – en des termes justes, raisonnables et non-discriminants – à l'égard de ses concurrents.

 Contraindre Google à modifier sa politique en matière d'Adwords pour privilégier la qualité des liens plutôt que d'établir des contraintes indues sur les autres annonceurs.

 Imposer à Google de mieux cloisonner ses données, afin qu'il n'y ait plus de transmission opaque entre ses services et les espaces publicitaires.

 Amener Google vers des évolutions plus structurelles, comme la séparation fonctionnelle, afin qu'il ne puisse plus conduire de telles politiques anti-concurrentielles dans le futur.

Enfin, L'Open Internet Project demande à la Commission de condamner Google à une amende... "qui prenne pleinement en compte la gravité et la durée excessive des violations commises".

open internet project115051423
Ole Schroeder, secrétaire d'Etat parlementaire du ministère fédéral de l'Intérieur allemand : "Notre rôle est de protéger les citoyens contre Google, Facebook, Microsoft, Yahoo, etc. Ces firmes possèdent plus de données concernant les citoyens que les gouvernements n'en ont jamais eues." © Nolan Montella