Les outils de travail collaboratif
dérangent, ils bousculent les habitudes. Et pour
cause : "comme tous les changements organisationnels,
leur objectif est d'augmenter la productivité de
l'entreprise", explique Serge Levan, consultant en
management et en technologies du travail collaboratif
chez Main Consultants.
Discrétion
ou ostentation ?
Faut-il faire en sorte que les outils de TCAO collent
au plus près des habitudes des salariés,
pour fondre le TCAO le plus discrètement possible
dans le paysage de l'entreprise, ou au contraire chambouler
leurs us et coutumes avec des méthodes révolutionnaires ?
L'opinion de Stephen Brown - consultant associé
chez KPMG - est claire : "il vaut mieux
travailler avec l'existant et introduire le moins d'innovations
informatiques possibles".
Pour Serge Levan au contraire,
il faut avoir le courage de s'engouffrer résolument
dans le TCAO : "Il existe une série
d'outils informatisés vraiment plus efficaces
que leur équivalent traditionnel. Mais il faut
se donner les moyens de les exploiter efficacement.
Prenons l'exemple des forums de discussion : ils
ont un gros potentiel, mais ils sont très mal
utilisés. Résultat : ils font perdre
du temps à leurs utilisateurs et leur réputation
est mauvaise. Pourtant, si l'on voulait bien former
les cadres à l'animation d'un forum - comme
on les forme tous à l'animation des réunions,
les choses changeraient rapidement".
Une
bataille contre des moulins ?
Serge Levan reconnaît que le défi est de
taille : "Beaucoup de grands comptes sont
équipés de la Porsche du collaboratif,
mais ils ne savent en
utiliser que deux vitesses : ils plafonnent donc
à 60 km/h. Et pour cause : le TCAO est une
technologie simple à mettre en oeuvre, mais l'usage
avancé du TCAO est un objectif beaucoup plus
complexe à atteindre. Pour y parvenir, il faut
effectuer beaucoup de changements dans l'entreprise".
Là où Stephen
Brown livre sa vision pragmatique du terrain et prône
la méfiance, Serge Levan adopte donc une posture
qui a plus de panache : il tente de trouver des
solutions aux problèmes qu'ils a lui aussi constatés
sur le terrain, et nous projette ainsi dans le futur
du TCAO. Certaines entreprises semblent d'ailleurs prêtes
à le suivre dans sa démarche, puisque
quelques grands noms de l'industrie française
utilisent couramment des outils de TCAO avancés.
Yves Rocher en est un grand consommateur, et Air Liquide
s'y est récemment converti. Ces grands groupes
ont donc à un moment ou un autre pris la décision
de se lancer dans le TCAO, et de rompre avec l'existant.
Mais dès que l'on
se lance dans une politique de TCAO volontariste, on
rencontre deux grands problèmes : celui
de la motivation des troupes, et celui de l'absence
de formation.
Motiver
les troupes
Le manque de motivation
freine en effet l'adoption de certains outils intéressants :
qui - dans une entreprise - a intérêt
à dépenser du temps pour aider des personnes
qu'il ne connaît pas - ou presque ? Qui a
intérêt à communiquer aux autres
son savoir ou son expertise laborieusement construits,
et qui font sa valeur aux yeux de l'entreprise ?
Ces deux barrages empêchent de nombreux outils
de se propager, parmi lesquels figurent les cartographies
d'expertise, les forums, les outils de peer-to-peer
et de disque durs partagés, les WiKi, etc.
La solution ? Manier
le bâton et la carotte, comme KPMG le fait pour
rendre incontournable l'usage des cartographies d'expertise.
Pour Serge Levan, la carotte la plus efficace reste
l'argent : "C'est le moyen le plus universel
pour motiver les employés. On peut payer les
intervenants sur un forum : ils seront alors tentés
d'y contribuer, et leurs contributions seront nécessairement
enrichissantes - qui peut se permettre de poster
une remarque creuse alors que tout le monde surveille
ce qui se dit sur le forum ?". L'argent serait
donc la meilleure façon de passer par delà
les tensions, les rancoeurs et les intérêts
pour imposer certains outils de TCAO.
Former
les employés
Mais cet expédient
n'est pas tout à fait universel : "malheureusement,
certaines personnes prennent assez mal le fait d'être
payés pour enrichir le savoir d'une entreprise.
Et cela est particulièrement vrai en France :
notre culture judéo-chrétienne nous empêche
de regarder l'argent de façon décomplexée.
Dans les entreprises anglo-saxonnes, c'est une pratique
courante : Rank Xerox France motive ses troupes
de cette façon-là".
Quid du problème
de la formation ? Serge Levan y est souvent confronté
en entreprise, et il organise lui-même des séminaires
de formation : "le problème est le
suivant : les employés sont très
bien formés aux méthodes traditionnelles.
Mais ils ignorent tout des bonnes pratiques du TCAO.
On n'apprend pas le fonctionnement des logiciels de
TCAO dans les écoles. Il y a un gros travail
à faire sur ce plan, afin que l'entreprise puisse
donner ses chances à des technologies que j'estime
excellentes".
Serge Levan nous entraîne
encore un peu plus loin dans le futur, avec une très
belle citation attribuée à un théoricien
des organisations : "L'illétrisme du
XXIe siècle, ce sera quand l'individu ne sera pas
capable de désapprendre pour réapprendre,
et de désapprendre à nouveau pour réapprendre".
Gageons que cette souplesse intellectuelle entraînera
certaines entreprises plus loin dans le siècle
que celles qui ne parviendront pas à en saisir
le sens.
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