Si Criteo m'était coté, par Marie Ekeland
Marie Ekeland, associée chez Elaia Partners, l'un des fonds d'investissements historiques de Criteo, revient sur le parcours de la pépite technologique française.
A l'heure où j'écris ces lignes, un hasard de calendrier me fait rentrer de Montpellier en compagnie de Pascal Gauthier, ex-COO de Criteo, devenu board member indépendant d'une start-up montpelliéraine et Grégory Gazagne, Managing Director Europe de Criteo qui est intervenu à l'IDATE. Le hasard de cette rencontre me fait réaliser à quel point aujourd'hui la "Criteo connection" est présente dans l'écosystème entrepreneurial numérique français et va jouer un rôle de plus en plus important dans sa montée en puissance. C'est l'un de mes plus grands espoirs : que le succès d'un Criteo construise l'ambition internationale des start-up françaises, et que les personnes qui ont contribué à le façonner aident à la réalisation de ces nouvelles ambitions.
L'investissement
Revenons maintenant quelques années en arrière, à un campus francilien où j'ai pour la première fois rencontré Jean-Baptiste Rudelle. C'était en novembre 2005 à Supélec, lors d'un forum de start-up appelé Tech'Innov, dont je suis repartie convaincue par Jean-Baptiste de la pertinence de faire des recommandations de produits par affinité de goûts et de l'intérêt que ce type de recommandations pouvait avoir pour les e-marchands. Et aussi du fait que j'avais en face de moi quelqu'un d'une rare acuité stratégique et marketing.
Cet a-priori positif s'est renforcé lorsque Jean-Baptiste nous a annoncé (à Philippe Gire et moi-même qui menions l'étude pour Elaia) qu'il fusionnait son projet avec celui de Franck Le Ouay et Romain Niccoli, deux ingénieurs ex-Microsoft rencontrés au sein de l'incubateur parisien Agoranov dirigé par Jean-Michel Dalle. Franck et Romain devenaient ses associés fondateurs et apportaient avec eux une compétence technologique hors pair. La rapidité d'exécution et la culture du partage de Jean-Baptiste, la qualité de l'audit technologique ainsi que quelques bonnes références clients (j'en profite d'ailleurs pour remercier Pierre Kosciusko-Morizet qui m'avait fait un excellent retour sur le cas PriceMinister) ont fini de nous convaincre et ont emporté le vote enthousiaste de Xavier Lazarus et Maryline Kulawik, le reste du comité d'investissement d'Elaia Ventures.
Les années de doute
Nous voici donc en février 2006, investisseurs de Criteo aux côtés d'Idinvest. Benoit Grossmann aime rappeler que la Term Sheet Criteo fut la plus rapide qu'il ait jamais écrite : je confirme !
Là commence une période de doutes intenses où la société va accomplir un travail monumental de Recherche et Développement et pivoter pas moins de 4 fois avant de trouver le bon modèle. En effet, ainsi que Jean-Baptiste l'a si bien décrit lors d'une FailCon parisienne, la société va tester 4 offres et modèles économiques différents de février 2006 à juin 2008 :
Un site grand public de recommandations de films en fonction des goûts (où nous avons notamment découvert que les amateurs de Matrix sont beaucoup plus à même d'aimer Matrix 3 que Matrix 2) avec un modèle économique B2C de monétisation du trafic -> fiasco total.
Un moteur en marque blanche de recommandations de produits culturels permettant à un site de e-commerce de proposer des recommandations personnalisées à ses clients à la Amazon-like -> mieux mais pas scalable.
Un widget de blog (l'AutoRoll pour ceux qui s'en rappellent), les classant par proximité de lecteurs -> scalable mais pas monétisable.
Des recommandations de produits personnalisées au sein de bannières publicitaires -> BINGO ! Scalable ET monétisable.
Rendons à César ce qui lui appartient : si l'équipe fondatrice a toujours su diagnostiquer les faiblesses de l'offre de la société et prendre les bonnes directions pour aller vers plus de scalabilité, l'idée de la publicité revient à Gilles Samoun ("Mais ton truc là, pourquoi tu ne l'appliques pas à la pub ?"), un serial entrepreneur que j'avais présenté à Jean-Baptiste comme candidat à un poste d'administrateur indépendant et... qui l'est donc devenu !
L'hyper-croissance
Commence alors le conte de fées : déménagement du Boulevard Saint Denis au Boulevard de Ménilmontant !
Avant cela, il y aura quand même eu une levée de fonds de 7 millions d'euros, menée par Dominique Vidal d'Index Ventures et abondée par les investisseurs existants. En tant qu'ancien DG de Kelkoo et ex-CEO de Yahoo! Europe (et surtout grand visionnaire !), Dominique croit non seulement dans l'équipe et la technologie mais aussi dans le potentiel et la scalabilité du modèle de publicités personnalisées, là où beaucoup d'autres investisseurs manquent de preuves. Son arrivée se fait presque concomitamment avec celle de Pascal Gauthier, ex- directeur commercial de Kelkoo/Yahoo! qui définira le modèle avec les premiers clients français comme PriceMinister. La "Kelkoo connection" est à l'œuvre !
Le premier chiffre d'affaires des solutions de reciblage publicitaire commence réellement en juin 2008 et Criteo réalise 1,2 million d'euros de chiffre d'affaires sur les six derniers mois de l'année avec des croissances au mois le mois spectaculaires ! Jean-Baptiste nous présente un budget 2009 de 7 millions d'euros de chiffre d'affaires que nous votons par optimisme. Il revient nous voir fin février pour nous affirmer, chiffres à l'appui, que Criteo ne fera pas 7 millions d'euros en 2009 mais 15 millions d'euros ! Et qu'il est urgent de partir aux Etats-Unis afin de profiter de l'unicité de la solution pour prendre les parts de marché avant d'être copié. Et que lui Jean-Baptiste est volontaire pour s'installer avec sa famille à Palo Alto dès l'été.
Bref, nous refinançons à hauteur de 2 millions d'euros pour la Route 101, et voilà Pascal promu COO pour gérer l'Europe, Jean-Baptiste parti à Palo Alto, les bureaux allemands et londoniens ouverts, d'autres profils très seniors recrutés (notamment Jonathan Wolf et Grégory Gazagne, tous deux également issus de la "Yahoo! Connection") et un nouveau déménagement effectué. 2009 = Rue Chapon, ambiance Art Déco.
Après les trois années de doutes initiaux, savoir accélérer et se remettre en danger de cette manière a été à la fois remarquable de la part de Jean-Baptiste et décisif dans le succès futur de la société.
Criteo réalise bien les 15 millions d'euros de chiffre d'affaires prévus en 2009, compte dorénavant près de 80 employés et devient rentable. L'hyper-croissance continue en 2010, portée principalement par l'Europe. Le démarrage américain est plus difficile et Jean-Baptiste est à la peine pour recruter des talents et faire tomber les gros e-commerçants.
Afin de l'aider localement, nous organisons tout d'abord l'entrée au capital du plus vieux fonds de capital-risque américain Bessemer Venture Capital, gage de qualité et marque US. C'est l'apport stratégique (carnet d'adresses, business development, aide au recrutement, ...) qui est valorisé et non l'apport financier (5 millions d'euros) car la société n'a pas besoin de financement complémentaire.
Ensuite, afin d'élargir son empreinte américaine, Criteo se dote d'un Advisory Board de haut vol grâce aux connexions de Dominique. C'est de cet Advisory Board dont sera issu le premier gros profil américain recruté par la société, Greg Coleman (ancien Président de The Huffington Post et ex-EVP de Yahoo! en charge des ventes mondiales) aujourd'hui Président de la société, ainsi que l'un des board members actuels, Jim Warner (ex-EVP de Razorfish et ex-président de CBS Networks).
2010 finit avec 66 millions d'euros de chiffre d'affaires, plus de 210 employés et un nouveau déménagement à la clé : avenue de l'Opéra, avec une vue tout à fait imprenable !
L'année 2011 sera celle des recrutements clés aux US et au Japon. Une année superbe d'exécution avec 144 millions d'euros et plus de 430 employés à la clé, et un projet d'IPO qui naît. Qui dit IPO dit CFO : le recrutement de Benoît Fouilland, ex-CFO de Business Objects est prioritaire en 2012 et permet de travailler concrètement sur un plan de cotation, avec un Jean-Baptiste revenu en Europe. Le plan naît : objectif 2013 !
Première étape : un tour pre-IPO mené par l'investisseur japonais Softbank Capital de 30 millions d'euros avec un accord stratégique avec Yahoo! Japan qui permet de se préparer dans de bonnes conditions.
Deuxième étape : une exécution sans faille, malgré la nécessaire structuration des process, qui se solde par un chiffre d'affaires de 272 millions d'euros, tiré par les US, l'Asie et l'Amérique Latine et un effectif de près de 700 employés en fin d'année 2012. Les volumes gérés deviennent réellement impressionnants : grâce à ses 3 000 serveurs et ses 6 PETABYTES de stockage, Criteo publie alors plus de 25 000 publicités par seconde et a généré plus d'1,5 milliard de clics en 2012 pour plus de 4 000 clients incluant des géants internationaux comme Expedia, Rakuten ou Zalando, le tout sur plus de 6 000 sites éditeurs.
Troisième étape : LE DEMENAGEMENT BIEN SÛR ! Criteo bouge au 32 rue Blanche, dans des locaux où la vue est encore plus imprenable qu'avant et la terrasse imbattable ...
L'IPO
Peu de choses à dire, les photos parlent d'elles-mêmes ! Le rêve de tout VC. L'instant magique où l'on se dit que là, on a vraiment participé à quelque chose de grand. La fatigue mêlée de joie des visages de Jean-Baptiste et Benoît après 17 jours intensifs de road show, plus de 600 investisseurs rencontrés et un carnet d'ordres qui ne cesse de s'accroître. La cloche de mon grand-père qui aura résonné au NASDAQ, faisant le lien entre les générations et reliant Ålesund, Paris et New York. L'émotion de voir le cours démarrer à la hausse comme un bateau qui largue les amarres.
Pour ça, pour cette fabuleuse aventure humaine et pour tout le reste, un grand MERCI à Jean-Baptiste et à toute la #CriteoDreamTeam.
#goGoGO !