L'API Privacy Sandbox menace-t-elle le business des SSP ?

L'API Privacy Sandbox menace-t-elle le business des SSP ? Avec Protected Audience, ce n'est plus le marché de l'adtech qui va gérer le reciblage mais Chrome. De quoi priver les SSP de toute valeur ajoutée, estiment certains, quand d'autres relativisent.

La Privacy Sandbox, package d'API qui remplacera à terme les cookies tiers sur Chrome, menace-t-elle le business des server side plateforms (SSP)? Telle est la crainte d'un expert bien placé, ingénieur spécialiste du tracking et de l'open web, travaillant pour le compte d'une plateforme SSP de renom en France : "Ma conviction profonde est que Protected Audience de la Privacy Sandbox, telle qu'elle est proposée actuellement, menace frontalement l'activité des SSP."

Protected Audience API est depuis avril dernier le nouveau nom de Fledge, l'application de la Privacy Sandbox dédiée au reciblage d'audiences sur Chrome. Cas d'usage majeur des annonceurs sur le digital, le reciblage est ce qui permet aux marques de toucher partout sur le web des audiences connues ou déjà croisées sur leur site ou application. Le ciblage se trouvant extrêmement limité sans les cookies tiers, plusieurs solutions alternatives sont en développement dans l'industrie pour y répondre, parmi lesquelles les ID universels, les cookies first party cross-site et l'API Protected Audience de la Privacy Sandbox sur Chrome. Mais pourquoi l'API de Google pose-t-elle problème selon cet expert ?

Aujourd'hui, quand un internaute ouvre une page, cette information est envoyée par l'ad server aux places de marché publicitaires via les plateformes dites supply side (SSP) sous la forme d'une opportunité d'affichage qui lance un appel aux enchères. Les annonceurs et leurs agences intéressés par cette opportunité de s'adresser à l'internaute lancent leur offre via les plateformes d'achat (DSP) qui se connectent aux SSP. Les données dont l'éditeur ou l'annonceur disposent sur l'internaute (le segment d'audience auquel il appartient, sa géolocalisation, son historique de centres d'intérêt, etc.) sont également transmises de façon cryptée afin de permettre aux acheteurs d'évaluer la "valeur" publicitaire de cette opportunité d'affichage. "Aujourd'hui les données sur les audiences sont gérées par des plateformes tierces, comme les DMP ou des CDP afin que l'annonceur (ou le l'éditeur, ndlr.) puisse créer des segments de personnes en fonction de leurs centres d'intérêt que l'on déduit des pages qu'elles visitent. C'est ce qui permet à l'annonceur d'engager a posteriori ces audiences sur son site ou ailleurs sur le web en poussant lui-même ses différents segments d'audience dans les DSP qu'il choisit et qui peuvent souvent varier en fonction des tests que l'annonceur souhaite réaliser", explique le spécialiste.  En deux mots : la gestion des audiences et la stratégie d'enchères sur ces audiences sont bel et bien traitées de manière séparée.

Demain, avec la Privacy Sandbox, et plus précisément son API Protected Audience, ce sera  Chrome, et non plus des plateformes tierces, qui centralisera à la fois la gestion des audiences et des enchères. A chaque visiteur de son site, l'annonceur attribuera un groupe d'intérêt via l'API Protected Audience. Il transmettra à cette dernière la campagne à diffuser et lui communiquera également sa stratégie d'enchères pour recibler les internautes de ce groupe d'intérêt quand ces derniers seront ailleurs sur le web. L'annonceur précisera le prix maximum qu'il est prêt à payer et le DSP choisi pour opérer l'achat, sachant qu'il ne peut désigner qu'un DSP par groupe d'intérêt. Plus tard, quand l'internaute visitera un autre site, c'est bien l'API de Chrome qui, sur la base de ces informations, exécutera la stratégie d'enchère via le DSP choisi par l'annonceur.

Un rôle limité aux règles de floor et d'ad quality ?

"Avec la Privacy Sandbox, le fait que la demande soit directement traitée dans le navigateur Chrome et qu'elle ne passera plus par l'intégration DSP-SSP limitera fortement l'intérêt des SSP. L'une des principales valeurs ajoutées des SSP aujourd'hui est leur intégration aux DSP, dont la variété de sources et de taux de matching diffère d'une plateforme à une autre. Dans le système tel qu'il est aujourd'hui, un éditeur a tout intérêt à multiplier les SSP pour augmenter ses chances d'exposer ses impressions à un maximum de sources de demande. Demain, avec la Privacy Sandbox, comme la demande sera directement dans le navigateur, le rôle du SSP se limitera à maintenir des règles de floor et d'ad quality qui sont plus faciles à gérer via un seul partenaire. L'éditeur se contentera facilement d'un seul SSP", prévient le spécialiste.

"Dans cette industrie il est courant qu'on maintienne les réglages par défaut"

D'autant que la Privacy Sandbox laisse à l'annonceur le choix d'acheter l'inventaire avec un seul SSP par défaut explique l'expert. "Le système d'enchères multiples (Component Auctions) de Protected Audiences n'est pas du tout abouti car l'acheteur peut décider s'il achète avec ou sans ce système. Pire, par défaut c'est le système à single auction (avec un seul SSP) qui est activé. La suite logique à cela est que le gros de la demande viendra en single auction", poursuit notre expert. Si on suit le raisonnement de notre interlocuteur, en pratique c'est l'acheteur qui décidera cela à la place de l'éditeur. "Dans cette industrie, il est courant qu'on maintienne les réglages par défaut. Les éditeurs verront ainsi toute la demande arriver d'un seul SSP : Google Ad manager, SSP principal de la plupart des éditeurs, renforçant davantage la position dominante de Google. Quand les autres SSP viendront proposer des tests aux éditeurs pour montrer leur valeur ajoutée, les éditeurs ne seront pas encouragés puisque, encore une fois, toute la demande sera déjà directement branchée sur le navigateur à travers l'API de la Privacy Sandbox et sur un système par défaut de single auction donnant l'impression que tout le marché veut travailler avec Google." Une situation qui diffère fortement de ce qui est pratiqué par le marché aujourd'hui où les éditeurs sont libres de se connecter à plusieurs SSP sur une même opportunité d'impression publicitaire pour, entre autres, renforcer la demande et valoriser leur inventaire.

La curation, un des plus importants leviers de croissance des SSP, serait elle aussi menacée sur Chrome. La curation consiste en la pré-sélection d'inventaires par les SSP pour les annonceurs dans le cadre de deals ID selon divers critères comme la qualité de l'inventaire, la brand safety ou la data first party des éditeurs en cross-site. "Aujourd'hui la curation faite au sein des SSP s'appuie sur le cookie tiers. Demain, cela reviendra à nouveau à l'éditeur de la gérer en se servant du workflow de Fledge."

"Une manière différente d'activer la publicité"

Aujourd'hui en France, 60% des internautes se servent de Chrome pour naviguer. "Comme Google se servira de l'intérêt légitime pour faire fonctionner son API de reciblage on peut estimer que son reach demeurera important", conclut-il. De quoi driver une masse importante de budgets publicitaires au détriment des solutions alternatives proposées en dehors de Chrome par le marché. Mais pas encore de quoi inquiéter des porte-paroles de deux autres SSP du marché que nous avons interrogé lors de leur passage à Cannes Lions, la semaine dernière.

"La Privacy Sandbox apportera une manière différente d'activer la publicité mais elle ne viendra pas remplacer ce que le marché propose déjà, elle viendra en complément. Les mêmes mécanismes d'enchères de l'industrie d'aujourd'hui pourront avoir lieu sur Fledge, qui n'est qu'un canal supplémentaire parmi d'autres et qui de surcroît n'est valable que sur Chrome", affirme Airey Baringer, VP product management and privacy chez Triplelift, en rappelant que cela ne touchera ni les autres navigateurs ni des environnements premiums tels que la CTV. "Nous ne sommes pas du tout inquiets en effet car, pour maximiser le potentiel de revenus de leur inventaire, les publishers devront continuer de travailler avec le plus grand nombre de SSP possible et ils le feront y compris sur Fledge", ajoute-t-il.

"Avec la Privacy Sandbox, qui va créer de la valeur sur le marché en protégeant l'utilisateur des fuites de données, tous les échanges seront gérés au niveau du navigateur et cela va alourdir le chargement des pages. Cela ne fera que renforcer le rôle des SSP pour fluidifier la relation entre les acheteurs et les vendeurs et apporteur une valeur ajoutée technique. Un DSP a besoin d'un partenaire au niveau de l'offre pour lui apporter la bonne audience, la filtrer, gérer des listes d'exclusion, etc. Et l'architecture de Fledge va encore évoluer", déclare pour sa part Augustin Decré, directeur régional pour l'Europe du Sud, le Moyen-Orient et l'Afrique d'Index Exchange.