Ce que les éditeurs et l'industrie publicitaire française attendent du DMA

Ce que les éditeurs et l'industrie publicitaire française attendent du DMA Dans une note communiquée à la Commission européenne, le Geste et le SRI listent en détails tous les cas d'usage où le DMA pourra rétablir une relation plus équilibrée entre les plateformes numériques et les éditeurs en ligne.

Les éditeurs en ligne et leurs régies portent une attention toute particulière à cette rentrée 2023. La Commission européenne se donnait cet été comme délai le 6 septembre pour confirmer les noms des plateformes qualifiées de "contrôleurs d'accès" ou gatekeepers, devant se soumettre aux obligations du Digital Markets Act (DMA). Ces dernières disposeront de six mois pour se rendre conformes au nouveau règlement à partir de la date où leur nom sera effectivement désigné par la CE. Et c'est précisément pendant cette courte période que les éditeurs et les régies devront leur demander officiellement de revoir et rectifier de nombreuses pratiques qu'ils leur reprochent et qu'ils qualifient comme étant nuisibles à leur activité, dont notamment l'accès très limité qui leur est accordé aux données générées dans leurs sites et applications mobiles.

C'est avec cette échéance en tête que le Geste et le Syndicat des Régies Internet (SRI) ont adressé le 18 juillet à la Commission européenne une note listant toutes les situations où le non-respect des obligations du DMA impactent directement l'activité et le modèle économique des éditeurs en ligne français (éditeurs de presse, TV, radio, etc.) et leurs régies. L'initiative inédite est le fruit de plusieurs années de collecte d'informations auprès des éditeurs et des régies membres, représentatifs des plus importants groupes médias français.

Une manière pour les deux organismes d'à la fois accompagner les éditeurs en leur préparant le terrain mais également sensibiliser la Commission aux problèmes rencontrés au quotidien par les acteurs européens. "C'est une chose de désigner les gatekeepers mais cela ne suffit pas. La CE doit pouvoir comprendre dans les détails les besoins des éditeurs et des régies, qui sont unanimement reconnus comme tels, pour mieux appréhender comment le DMA peut s'appliquer de manière effective. C'est la mission de cette note", explique Me Fayrouze Masmi-Dazi, l'avocate qui représente le Geste et le SRI, auteure de la note. Cette compréhension est d'autant plus stratégique que la CE devra investiguer et instruire les plaintes des éditeurs et des régies dans les cas où les plateformes refuseraient de faire évoluer leurs pratiques.

La note fait référence à six parmi les sept grandes plateformes qui se sont officiellement désignées auprès de la CE comme remplissant les critères pour être qualifiées de gatekeeper dans le cadre du DMA : Alphabet, Amazon, Apple, ByteDance (TikTok), Meta et Microsoft (seul Samsung n'est pas cité). Tous les services sont concernés : services d'intermédiation (navigation web, app stores, réseaux sociaux, partage de vidéo, assistants virtuels, cloud, etc.) et services publicitaires (ad servers, SSP, DSP, stack in-app, etc.).

Ce qui est demandé aux plateformes

Accès très limité aux données business essentielles, génération d'une valeur qui n'est pas partagée, absence de règles claires pour tous, environnements silotés, absence de standard pour les formats des informations à traiter… La liste des pratiques à modifier est longue pour répondre aux besoins des éditeurs en ligne et des régies et ainsi permettre à ces plateformes de se rendre conformes au DMA, selon le Geste et le SRI.

1. Accès inégal aux données stratégiques : Editeurs en ligne et régies ont besoin d'accéder à des nombreuses données sur leurs lecteurs et utilisateurs, qualifiées comme essentielles à leur activité éditoriale et publicitaire. Ces données concernent leurs comportements de navigation (origine du trafic, rubriques et contenus consultés, publicités visionnées, temps passé, clics…) leurs centres d'intérêt, intentions, localisation et caractéristiques sociodémographiques. Toutes ces données stratégiques sont collectées et exploitées par les gatekeepers. Le souci est précisément que ces derniers n'en donnent un accès que très partiel et limité aux éditeurs et régies selon l'avocate qui accompagne le Geste et le SRI.

"Prenons l'exemple des logs, ces données brutes qui sont générées à chaque interaction de l'utilisateur quand il navigue sur le site de l'éditeur, clique sur une publicité ou interagit avec l'application. Les fichiers logs des gatekeepers horodatent toutes ces interactions. Or, ces acteurs ne rendent généralement pas ces fichiers accessibles et quand ils le font c'est contre rémunération", explique Me Masmi-Dazi. Ces connaissances sont stratégiques pour les éditeurs en ligne à trois titres. D'un point de vue éditorial, elles leur permettraient d'en savoir beaucoup plus sur leurs audiences et adapter leurs stratégies de fidélisation et relation client. D'un point de vue économique, elles sont un préalable pour la commercialisation de ces inventaires à leur juste valeur auprès des annonceurs. Enfin, aussi bien les éditeurs que les annonceurs ont besoin de connaître en détails les prix pratiqués et les commissions prélevées par les plateformes numériques.

2. Absence de partage de la valeur : "En s'accaparant ces données, les gatekeepers s'en servent pour leurs propres intérêts. C'est grâce à ces données que Google, financé par la publicité en ligne, a pu devenir un mastodonte. En collectant  les données de tous – utilisateurs, éditeurs, régies et annonceurs – il dispose d'une vision exhaustive inégalée sur l'intégralité du processus en ligne", poursuit l'avocate. Les éditeurs et les régies doivent se contenter la plupart du temps de données agrégées ou payer cher pour obtenir des données brutes si leur contrat le leur autorise et ce dans les rares cas où le gatekeeper le propose. Les rapports sont loin d'être équilibrés…

"Prenons l'exemple d'Apple, qui considère que toutes les données des utilisateurs d'équipements Apple leur appartiennent. Ils se servent de ces données à de fins commerciales et de monétisation mais ne les partagent pas avec les autres acteurs de la chaîne qui sont pourtant directement concernés. L'éditeur de l'application saura seulement qu'il a un nouvel abonné mais il n'aura pas la main sur la relation avec cet abonné (paiement et gestion de l'abonnement) qui est gérée par Apple. Sans compter les commissions exorbitantes prélevées par ce dernier sur toutes les transactions payantes."

3. Blocages techniques et absence d'interopérabilité : Le document met également en exergue les blocages techniques pour la lecture des données et l'absence d'interopérabilité entre les gatekeepers qui empêchent les éditeurs d'explorer pleinement ces informations. "Il y a une énorme hétérogénéité entre les gatekeepers concernant l'accès aux données, les formats de ces dernières, les usages qui peuvent en être faits et la capacité des éditeurs et de leurs adtech à les exploiter", poursuit MFayrouze Masmi-Dazi. Sans oublier l'absence de politiques claires et transparentes et de règles de jeux harmonisées.

Ce qui est attendu du DMA

Le DMA est l'instrument juridique qui impose aux grandes plateformes numériques l'ouverture de leur écosystème aux règles qui favorisent une concurrence saine dans l'espace européen. "Le DMA a été adopté principalement pour rééquilibrer le rapport de forces entre les gatekeepers et tous les autres opérateurs du marché. Ces grandes plateformes numériques seront obligées de donner systématiquement accès à toutes les données permettant d'atteindre ce rééquilibrage", explique MMasmi-Dazi.

Concrètement, l'article 6 (10) du DMA spécifie que l'éditeur a le droit, à sa demande, d'accéder gratuitement aux données agrégées et non agrégées (comme les logs et les données brutes) qu'il génère. "Et il ne faut pas que cet accès soit conditionné à la fourniture d'un service", poursuit-elle.

Une autre obligation concerne les pratiques monopolistiques de ces plateformes : "Les gatekeepers vont devoir s'abstenir de se servir des données auxquelles ils ont accès pour fausser la concurrence sur le marché au détriment des éditeurs", déclare l'avocate. "Précisément les logs permettent de contrôler ces dysfonctionnements car les comportements des gatekeepers sont eux aussi observables dans les logs." Toujours concernant ces pratiques anticoncurrentielles, le DMA traite aussi spécifiquement de l'accès des éditeurs aux app stores en imposant aux gatekeepers que cet accès se fasse dans des conditions "transparentes, objectives et non-discriminatoires".

Les plateformes qui ne feront pas évoluer leurs pratiques dans les six mois suivant la confirmation de leur désignation en tant que gatekeepers par la CE s'exposeront à des poursuites pour non-respect du DMA. Les éditeurs et les régies seront aux aguets.