Google sanctionné par la CE : pourquoi agences et annonceurs n'en profitent pas
Les annonceurs et les agences saisiront-ils l'opportunité historique de réclamer dommages et intérêts à Google pour cause de pratiques anticoncurrentielles dans les technologies publicitaires? Rien n'est moins sûr. La décision de la Commission européenne (CE), annoncée vendredi 5 septembre, de condamner Google pour pratiques anticoncurrentielles dans les technologies publicitaires ouvre pourtant cette possibilité en incluant une première mondiale : considérer que ces pratiques concernent également les outils dédiés aux agences et annonceurs (Google Ads et DV 360) et pas uniquement les éditeurs. De quoi, d'après les avocats spécialistes en concurrence que nous avons consultés, permettre aux annonceurs et aux agences de réclamer des dommages et intérêts à Google, en plus des éditeurs et des régies.
Parmi les six agences, dont trois groupes mondiaux, que nous avons sollicités, la moitié s'est abstenue de nous répondre. Pour une première raison simple de l'avis des professionnels témoignant sous couvert d'anonymat : réclamer des dommages et intérêts à Google dans cette affaire revient à reconnaître sa propre incompétence. Se sentant lésés, les annonceurs pourraient bel et bien vouloir comprendre pourquoi leur agence n'a pas défendu leurs intérêts face à Google. "Les agences n'iront jamais en justice contre Google ne serait-ce que parce que leur rôle, comme le précise la loi Sapin, c'est d'acheter le média au nom de l'annonceur", lâche un professionnel, bien placé pour disposer d'une version étendue de ce marché. "La question de se retourner contre Google se poserait en revanche si l'annonceur se retournait contre son agence pour mauvais conseils."
La question gêne également côté annonceurs, soit les premiers concernés, notre proposition d'interview ayant été là encore poliment déclinée par un organisme les représentant. Certaines adtech que nous avons sollicitées ont en revanche accepté de partager avec nous l'état d'esprit de leurs clients. Résultat des courses : silence radio et business as usual. "J'ai demandé à un de mes clients annonceurs, qui investit 15 millions par an en média, dont plus de 9 millions chez Google, s'il voulait réclamer dommages et intérêts à Google. Il m'a clairement répondu demandé qu'il allait continuer à 'faire comme d'habitude'! C'est simple, cet annonceur ne peut se passer de Google. Une majorité d'annonceurs ne savent pas où placer leurs investissements ailleurs", résume le patron d'une adtech. "Il faut savoir que contrairement aux éditeurs, les annonceurs ne voient pas vraiment le préjudice, ce n'est pas concret pour eux", ajoute un autre patron d'adtech.
Dans le cas où les annonceurs décideraient d'aller à la confrontation, il leur faudrait s'appuyer sur leur prestataire opérationnel pour démontrer le préjudice. "Les agences se retrouveront prises entre deux feux, puisqu'il leur faudra répondre aux demandes de leurs clients tout en se tournant contre leur principal partenaire technologique – Google –, dont une grande majorité dépend encore aujourd'hui. Qui voudra se battre contre son principal partenaire ?", s'interroge un professionnel d'un grand groupe d'agences médias. Surtout qu'un nombre important d'agences assument le rôle de "prestataire Google" ou revendeur, se chargeant d'installer chez leurs clients gros annonceurs l'intégralité de la stack Google (ad server, DSP, ADH, cloud…) et de les accompagner dans leur utilisation. "Par ailleurs l'annonceur peut être lui-même pieds et mains liés, une catégorie d'entre eux ayant noué des deals mondiaux avec Google sur tous les outils, pas uniquement publicitaires, des accords-cadres qui les empêchent de changer de prestataire", commente un patron d'agence.
"L'acteur qui décide de se confronter à Google ne peut le faire que s'il ne collabore pas avec la plateforme, autrement il risque de ne plus accéder aux outils de Google, qui n'acceptera pas de continuer de servir quelqu'un qui l'attaque en justice. Nous avons l'exemple de Proxistore, qui a été coupé par Google du programme Authorized Buyer pendant plusieurs jours. Autre exemple : les comparateurs de prix, quand ils ont attaqué Google dans le passé, n'avaient plus rien à perdre", commente un autre observateur avisé de ce marché.
D'autant qu'au moment de démontrer les pertes subies, la tâche sera plus que rude. "Il est très difficile de démontrer que l'annonceur a surpayé l'achat média à Google ne serait-ce que parce que nous n'avons pas accès à la donnée désagrégée au-delà de 24 mois. A défaut de disposer d'extraits de base de données de son outil d'achat couvrant la période réclamée, comment démontrer le préjudice ?", s'interroge un expert d'un grand groupe. "De plus, en admettant que le trader dispose de l'historique, il constatera que pour un même format sur un même site il obtiendra des CPM très différents et qu'il est très difficile voire impossible de démontrer d'où précisément vient cette différence", ajoute-t-il.
"Il est quasiment impossible de comparer les performances entre les différents DSP", confirme un autre patron d'agence. "De plus, sur l'open RTB, pour une seule campagne à la performance, vous pouvez vous retrouver très facilement avec des millions de lignes d'achat : les annonceurs ne sont pas équipés pour gérer cela", précise l'expert d'un grand groupe. Sans compter que d'après certains traders qui nous ont parlé, "la part de GAM a fondu comme la neige au soleil depuis janvier 2023, quand la plainte du DOJ a été déposée aux Etats-Unis, Google ayant arrêté de favoriser son SSP". Il faudrait donc disposer de données détaillées d'avant 2023…
Damien Geradin, avocat spécialiste en droit de la concurrence, reconnait que le préjudice pour les annonceurs sera plus compliqué à démontrer comparé au sell-side mais insiste sur le fait que cela est tout à fait possible. "Google a manipulé les enchères au détriment de l'intérêt à la fois des éditeurs et des annonceurs. Et il est tout à fait possible de démontrer le préjudice des annonceurs à condition d'être rigoureux et de se baser sur les bons modèles statistiques."
Dernier élément qui explique ce manque d'enthousiasme vis-à-vis d'une décision pourtant historique : beaucoup d'eau va encore couler sous le pont vu que Google a décidé de contester cette décision. "Rien n'est concret pour l'instant, ce processus est parti pour durer des années, ce pourquoi autour de moi personne parmi mes clients ne se sent vraiment concerné", analyse un patron d'agence. Le jour où une brèche sûre s'ouvrira, une initiative allant dans le sens des dommages et intérêts ne pourra être prise individuellement, vu le coût et les difficultés commerciales que cela représente. Ce sera donc plutôt l'affaire des instances représentatives de la profession. "Et encore dans ce cas, il faudra vraiment que la carotte soit énorme pour stimuler les annonceurs à s'engager ou à soutenir le principe d'une action contre Google."