La commande publique, rendez-vous manqué de l'écosystème d'innovation européen

Contrairement aux États-Unis, les États européens peinent encore à mettre en place les conditions qui permettraient à de véritables géants du digital d'émerger.

L'absence d'une commande publique forte et pérenne en est la principale cause.

Le financement de l’innovation a toujours été complexe en France et en Europe. Après avoir raté la première vague de l’économie Internet, entre 1995 et 2015, nous nous sommes engouffrés dans la deuxième vague, autour de l'intelligence artificielle, de la donnée et de la cybersécurité. Nous avons réussi à faire émerger quelques solutions innovantes, sans toutefois parvenir à les passer à l'échelle, c’est-à-dire à créer des géants européens du digital.

À l’inverse, nous subissons l’hégémonie des Gafam américains qui régulent l'ensemble des activités digitales du monde occidental. Seule la Chine, qui a mis en place des mesures protectionnistes extrêmement violentes, leur résiste pour le moment.

Les jeunes pousses confrontées à la difficulté du passage à l'échelle

Alors, où le bât blesse-t-il ? Avant de répondre à cette question, il est important de préciser que le problème ne vient absolument pas de l’écosystème du financement, extrêmement actif et efficace. Quand un projet est de qualité, les fonds nécessaires à son amorçage sont disponibles, principalement grâce à l’écosystème créé autour de Bpifrance qui, en plus des financements, apporte des garanties qui sécurisent les investisseurs.

C’est à l'étape suivante du développement des start-ups que les choses se corsent. Après avoir réalisé un amorçage, puis une ou deux levées de fonds en série A et B, la question du passage à l'échelle se pose de manière cruciale pour bon nombre de jeunes pousses. Car, à ce moment-là, un élément déterminant manque cruellement à l’appel : la commande publique.

Aux États-Unis, les Gafam, notamment Amazon et Microsoft, ne seraient pas ce qu'ils sont aujourd'hui s'ils n'avaient pas bénéficié à leurs débuts d’une commande publique massive. Palantir, le leader mondial de la donnée, même plus de 20 ans après sa création, est toujours totalement dépendant de la commande publique américaine. Malheureusement, en France et en Europe, ce mouvement-là peine à s'enclencher. La deuxième phase de l'extension des solutions innovantes échoue tout simplement, notamment parce que l'État ne parvient pas à en devenir un acheteur régulier et massif.

Ce phénomène est encore de plus grande envergure dans le domaine du logiciel. En effet, hormis l’exception Business Object, qui date déjà, la France ne compte aucun champion du logiciel.

Une grave erreur d’appréciation

Une des premières causes de ce déficit de commande publique est l’erreur d’appréciation commise par l'État. Celui-ci imagine en effet qu'il peut continuer de subventionner son écosystème d'innovation plutôt que de lui passer des commandes. Or, les subventions, aussi abondantes soient-elles, déséquilibrent la structure financière d’une entreprise et ne remplacent en rien le chiffre d'affaires qu’elle pourrait générer, empêchant le passage à l’échelle.

Par ailleurs, du côté des pouvoirs publics, une culture tenace du « développé maison » empêche tout achat massif de solutions externes. Les donneurs d'ordre publics ont le réflexe pavlovien de n'acheter un logiciel que quand ils sont absolument certains qu’ils ne pourront pas le développer eux-mêmes. Et cette logique est vraie en France, plus qu'ailleurs. Les nombreux échecs en la matière, n’ont en rien fait évoluer cette culture qui perdure. Il suffit de se rappeler de CloudWatt qui, en 2012, a englouti 150 millions d'euros en pure perte. Ces habitudes occasionnent des dépenses significatives auprès des ESN, qui engrangent des millions d’euros de commande annuels pour des projets aléatoires. Il est même fréquent, au sein de plusieurs organisations publiques, de développer le même projet en parallèle.

Si cette logique est saine en phase d’exploration d’une innovation, elle est source de destruction de valeur sur le long terme. Au démarrage d’une innovation technologique, sur le marché, il est intéressant pour une organisation de mettre la main sur le sujet, de l’explorer car les besoins sont encore peu matures et difficiles à être exprimés, ils ont besoin d’être compris avant de pouvoir faire appel à un éditeur de logiciel ou un prestataire de services. Au départ, il est sain que les organisations souhaitent commencer avec leurs propres équipes internes de façon exploratoire. Mais lorsqu’il faut passer à la phase d’expansion et d’adoption, c’est là que les organisations ont du mal à passer le cap de l’industrialisation en bénéficiant des solutions du marché. Prenons l’exemple de la data, pas un plan stratégique d’entreprise, ni une feuille de route ministérielle, n’existe sans cette ambition « data-driven ». Mais certaines gaspillent leur énergie à rebâtir des monstres technologiques plutôt que de se concentrer sur les cas d’usage et la création de valeur.

En appliquant ces réflexes d’un autre temps, l’État crée une inefficacité absolue, se privant de solutions de data, d'IA et de cybersécurité dont la maturité n’est désormais plus à prouver et qui pourraient faire progresser sa culture de l'innovation.

Il serait temps de réaliser un constat objectif des conséquences de cette approche. À ce jour, il n’est pas possible de savoir combien de lycéens sont scolarisés en France.

Ce constat est aisément transposable aux autres domaines régaliens : santé, police, justice, etc. Hormis le gaspillage budgétaire, les retards digitaux auront de plus en plus de conséquences à l’avenir.

Et cela pénalise en retour l’écosystème d’innovation qui, s’il veut croître à un moment donné, n’a qu’une seule solution, s’exporter commercialement, et pour financer ce développement souvent ouvrir son capital à des fonds étrangers.

Et pourtant, la solution est simple : il suffit de faire un copier-coller de deux textes américains existants. Le premier est le Small Business Act. Il veut que, même si un contrat public est passé à un grand groupe, ce dernier rétrocède une quote-part très significative du marché à des PME et donc très souvent à des start-ups innovantes. Le deuxième texte, moins connu, est le BABAA (Build America Buy America Act). Son principe est très simple : il prévoit que quand vous passez un marché public, vous devez vous assurer qu’une très importante quote-part soit consacrée à l’achat de biens ou de prestations « Made in America ».

Ces deux textes réunis permettent de former un cercle vertueux de l'investissement d'innovation où l'État consomme des solutions qu'il a lui-même contribué à créer et financer. Il est grand temps de s’en inspirer très fortement.

Si nous n’arrivons pas à passer à l'échelle sur le cloud, la data, l’IA et la cybersécurité, si nous ne parvenons pas à créer des géants européens dans ce monde digital, alors la troisième économie digitale, qui sera principalement centrée autour du quantique, connaîtra les mêmes écueils, les mêmes causes produisant en général les mêmes effets.