Le fair source : nouvelle alternative pour éviter les pièges de l'open source
Le 6 août 2024, l'éditeur américain d'application de monitoring de code Sentry annonce par le biais d'un post de blog le basculement de son offre vers un nouveau type de licence qu'il qualifie de fair source. L'objectif ? Proposer des applications aux sources ouvertes tout en conservant en parallèle une édition propriétaire avec un mode de commercialisation traditionnel. Pour être qualifié de fair source, une solution doit être en ligne avec trois principes :
- être lisible publiquement,
- permettre l'utilisation, la modification et la redistribution avec un minimum de restrictions afin de protéger le modèle commercial du producteur,
- faire l'objet d'une publication open source différée.
Depuis, de nombreuses start-up ont rejoint le mouvement. C'est le cas CodeCrafters, Codecovn, GitButler, Keygen, n8n, PowerSync ou Ptah.sh. C'est acteur se sont fédérés autour du consortium fair source.
Se protéger contre les abus
Il faut dire que le fair source présente un avantage, et pas des moindres. Il permet de se protéger contre l'utilisation abusive des applications open source, et notamment par les hyperscalers. Dans le passé, les géants du cloud au premier rang desquels AWS ont eu tendance à commercialiser des logiciels open source sous forme de services managés sans pour autant contribuer à leur développement.
Un mouvement contre lequel l'éditeur de base de données open source MongoDB avait été l'un des tout premiers à s'opposer en modifiant sa propre licence pour empêcher ce type de dérive. La finalité : obliger les fournisseurs de cloud à recourir à une déclinaison commerciale de son offre. Elastic a suivi un cheminement assez similaire avant de revenir en septembre dernier à une licence 100% open source suite à un assouplissement des relations avec AWS.
"Je pense que la publication différée du code open source pose néanmoins problème. Elle engendre en effet toutes les problématiques du logiciel propriétaire"
"Ce mouvement n'est pas nouveau. Beaucoup d'éditeurs du monde de l'open source commercialisent une version premium payante de leur offre aux côtés d'une édition communautaire. Le fair source a le mérite de clarifier ce type de modèle", reconnaît Vincent Maucorps, porteur de l'offre d'expérience digitale au sein de l'entreprise en logiciel libre Smile. "Ce type de licence donne néanmoins l'impression du cheminement inverse, c'est-à-dire d'un modèle propriétaire qui s'ouvre à l'open source."
Derrière ce débat se cache la délicate question du modèle économique du logiciel libre. Une problématique qui demeure difficile à adresser. "Certaines administrations et collectivités importantes utilisent par exemple gratuitement et librement notre logiciel de partage de fichiers volumineux LinShare. Mais sans contribuer à son financement. Ce qui pose la question de la durabilité de ce type de modèle", reconnaît Alexandre Zapolsky, PDG et fondateur de l'entreprise de service en logiciel libre Linagora. "Nous essayons de les convaincre de recourir à nos offres payantes en vue de contribuer à la R&D. Mais ce n'est pas toujours simple. Je comprends donc que de nouveaux acteurs qui n'ont pas le même historique que nous (dans la prestation de service, ndlr) soient tentés par la logique du fair source. Ils ont bien compris l'intérêt d'ouvrir tout ou partie de leur code tout en forçant les utilisateurs professionnels à souscrire à des droits d'usage pour assurer un modèle économique durable fondé sur une rémunération récurrente."
Nicolas Loye, CTO de Smile pour les activités d'expérience digitale, modère : "Je pense que la publication différée du code open source pose problème. Elle engendre en effet toutes les problématiques du logiciel propriétaire : une partie du code reste une boîte noire sans que l'utilisateur en maîtrise le périmètre, la sécurité n'est pas transparente, le client n'a pas le contrôle total sur ses données... Prenons l'exemple de GitLab. Je comprends qu'il commercialise une version propriétaire pour financer son développement. Mais pour toutes ces raisons, je ne suis pas pour."
Un débat qui reste ouvert
Chez Smile, on commercialise Drupal en mode cloud. "Le client n'a rien à payer pour la couche applicative. Il paie le service managé qui vient la supporter, c'est-à-dire l'infrastructure machine et logicielle, la gestion des mises à jour, des montées de version, etc. Nous sommes calqués sur le modèle du platform as a service sans vendor lock-in. Si l'utilisateur veut changer d'hébergeur, il pourra le faire", commente Nicolas Loye. Et Vincent Maucorps ne s'en cache pas : "A l'inverse de cette logique, Sentry indique très clairement que sa licence est taillée pour les éditeurs, et qu'elle n'est pas faite pour fédérer une communauté de contributeurs externes. Elle est donc dessinée avant tout pour rémunérer le fournisseur."
Comme Smile et à l'inverse de Sentry, Linagora entend rester fidèle aux logiciels libres. A la manière de Smile, l'entreprise se finance notamment en commercialisant les application open source en mode SaaS sur un mode de service managé privé ou public. "Quand elle est déployée sur site, nous accompagnons le client dans sa mise en œuvre et son adaptation à ses propres besoins, avec dans un second temps un service de maintenance et de support technique qui peut aller jusqu'à des engagements de qualité de services", complète Alexandre Zapolsky. Dans cette logique, Linagora prépare la sortie dans les prochaines semaines de Lucie : un modèle d'IA générative entièrement libre qui pourra être utilisé sans aucune restriction d'usage, avec un accès complet à l'ensemble de la méthodologie d'entrainement ainsi qu'au data set de learning.
Reste que des acteurs comme Sentry à la différence de Drupal, qui demeure le deuxième CMS open source le plus utilisé derrière Wordpress, n'a pas la possibilité de fédérer une communauté de contributeurs suffisamment importante pour porter ses développements. Fort d'un modèle de pur éditeur sans délivrer de prestations de service, il doit par conséquent trouver des alternatives pour financer sa R&D. "Partant de là, il est difficile de s'opposer à une licence fair source. Il est important néanmoins de recourir à ce type de solution en toute connaissance de cause en ayant bien conscience de ses contraintes", résume Nicolas Loye. Et Alexandre Zapolsky de conclure : "Il est encore trop tôt pour dresser un bilan du fair source. Ce mouvement aura eu en tout cas pour bénéfice de faire avancer le débat sur la question du modèle économique de l'open source."