Quand le bon tourne mal : la guerre économique autour de l'open source
L'histoire récente montre que l'open source est devenu un champ de bataille économique où se jouent des rapports de force brutaux.
L'open source est souvent présenté comme un modèle vertueux : une technologie partagée, ouverte à tous, qui favorise la collaboration, l'innovation et la transparence.. Pourtant, derrière cet idéal, l’histoire récente montre que l’open source est aussi devenu un champ de bataille économique où se jouent des rapports de force brutaux.
L’open source comme arme pour déstabiliser des concurrents
Certaines entreprises publient volontairement des briques logicielles en open source pour fragiliser un marché ou un concurrent, avant de verrouiller l’écosystème à leur avantage. Google a libéré Android en 2007, séduisant les constructeurs de téléphones par une plateforme gratuite et flexible. Mais, au fil du temps, l’entreprise a imposé des conditions strictes via son “Mobile Application Distribution Agreement” : toute marque souhaitant préinstaller Google Play devait aussi intégrer l’ensemble des services Google. Résultat : plus de 70 % des revenus publicitaires mobiles mondiaux reviennent aujourd’hui à Google.
ElasticSearch, moteur de recherche open source extrêmement populaire, a été “forké” par Amazon Web Services. AWS a proposé son propre service basé sur le projet initial, captant ainsi une grande partie des revenus sans contribuer équitablement. En 2021, Elastic a fini par abandonner la licence Apache 2.0 pour une licence plus restrictive afin de protéger son modèle économique.
Quand des dépendances deviennent des pièges
Le fonctionnement des écosystèmes open source repose sur des milliers de dépendances logicielles interconnectées. Cela crée une fragilité : une seule dépendance peut mettre en péril des millions d’applications.
En 2022, l’affaire Log4j a illustré cette vulnérabilité. Cette bibliothèque Java open source était utilisée par plus de 40 % des entreprises mondiales. Sa faille de sécurité critique a exposé des systèmes entiers, révélant l’extrême dépendance des grands groupes à de petites communautés bénévoles.
Plus récemment, certains développeurs frustrés ont volontairement saboté leurs propres bibliothèques pour dénoncer ce déséquilibre. En 2022, le créateur du package “colors.js”, téléchargé plus de 20 millions de fois par semaine, a introduit un bug volontaire rendant des milliers d’applications inutilisables.
Des changements de licence aux allures de coup de force
L’open source repose sur la stabilité des licences, mais plusieurs acteurs n’hésitent plus à les modifier brutalement pour défendre leurs intérêts. MongoDB, base de données open source, a changé sa licence en 2018 (Server Side Public License) afin d’empêcher les géants du cloud de proposer des versions hébergées sans contrepartie financière. La même année, Redis Labs a également modifié ses modules pour contrer l’appropriation par les hyperscalers.
Ces changements révèlent un paradoxe : l’open source attire par sa gratuité et son accessibilité, mais les entreprises qui en dépendent doivent souvent revoir leur modèle pour éviter l’exploitation abusive par plus puissant qu’elles.
Un terrain d’idéaux… mais surtout de domination économique
Aujourd’hui, près de 80 % des entreprises mondiales utilisent au moins un logiciel open source au cœur de leurs systèmes critiques. Mais cette adoption massive ne garantit pas un partage équitable de la valeur. La majorité des projets les plus utilisés (Linux, Kubernetes, TensorFlow…) sont pilotés par de grands groupes comme Google, Microsoft, Amazon ou IBM, qui en fixent de facto les orientations stratégiques.
L’open source n’est donc pas seulement une utopie d’ingénieurs passionnés. C’est devenu un outil de pouvoir, où l’ouverture initiale peut se retourner en verrouillage, et où les géants du numérique transforment des idéaux de collaboration en leviers de domination.
L’open source a été pensé comme un bien commun, mais il est désormais au cœur d’une guerre économique silencieuse. Les cas d’ElasticSearch, de Log4j, de MongoDB ou d’Android rappellent que la question n’est pas seulement technique, mais profondément politique : qui contrôle réellement l’innovation ? Et surtout, comment préserver l’équilibre entre la promesse d’ouverture et les logiques de captation qui menacent de la dévoyer ?