Jean-Pierre Nadir (Easyvoyage) "Avec trois acquisitions, nous devenons le numéro deux en Europe"

Le comparateur débourse plus de 10 millions d'euros pour racheter trois concurrents en Europe. Son fondateur compte "sortir beaucoup d'argent" à partir de 2012.

JDN. Quelle est la place d'Easyvoyage sur le marché européen aujourd'hui ?

Jean-Pierre Nadir. Si l'on regarde le marché de manière globale, on s'aperçoit qu'il y a cinq grandes familles de sites : les comparateurs (Kayak, Trivago, Kelkoo), les sites de contenus (le Routard, l'Internaute Voyager), les sites de rating (TripAdvisor, Zoover), les sites de bons plans (Travelzoo) et les sites communautaires (Wayn, Facebook). Cela représente 50 sites en Europe, dont 4 ou 5 ont vocation à devenir des acteurs référents. Le seul qui s'est détaché en audience c'est TripAdvisor. Ensuite il y a de nombreux challengers. Comscore donne 3,4 millions de visiteurs uniques à Easyvoyage en juillet 2010 en Europe, sachant que TripAdvisor est au-dessus de 10. Je pense que nous pouvons objectivement viser la place de numéro deux derrière Trip, à 6 millions de visiteurs uniques, car nous sommes présents sur l'ensemble des thématiques.

Comment passez vous de 3,6 à 6 millions de visiteurs uniques ?

Nous réalisons aujourd'hui des acquisitions, ce qui va nous placer à la deuxième place, à 4 millions de visiteurs uniques. Nous aurons déjà près du double de l'audience du troisième. Il nous restera donc 2 millions à aller chercher en croissance cette année. Pour cela nous avons développé de nouvelles fonctions.

Premier levier, nous avons redéveloppé notre site de rating, Easyopinions, qui pâtissait d'être un site isolé. Il a été rattaché à notre site central et a été largement modernisé avec une logique de commentaires courts et surtout de communauté transparente. Nous pensons que l'important, ce n'est pas ce qui est dit mais qui le dit. Soyons sûrs que celui qui parle existe réellement et a vraiment un avis autorisé sur le sujet. Tous les avis sont intéressant à partir du moment où ils sont motivés.

Deuxième levier, notre moteur de vols a été grandement amélioré en y ajoutant une fonction de prédiction et d'alerte sur les tarifs. Il y a plusieurs niveaux : lorsque l'on recherche une destination, on peut visualiser l'historique sur les 12 derniers mois ; on peut également afficher les prédictions sur les 6 mois à venir ; enfin on peut demander à recevoir une alerte pour être prévenu lorsqu'une offre au tarif demandé est disponible.

Troisième levier : notre application iPhone qui représente déjà 2 % de notre trafic. Ce n'est pas énorme mais c'est un début de réalité et la fonction d'alerte sur iPhone marche très fort. Nous en sommes à plus de 100 000 téléchargements.

Quatrième levier : une nouvelle maquette va être mise en ligne en mars-avril pour rendre le site plus ergonomique.

Cinquième et dernier levier : un nouveau moteur d'hôtels avec 250 000 établissements en base avec des jointures sur à peu près 30 marchands. Pour chaque hôtel nous pouvons proposer tous les marchands qui le vendent ainsi qu'un calendrier historique des prix.

Quelles sont ces trois acquisitions ?

Le premier est Dealchecker, qui est le quatrième comparateur anglais. C'est une entreprise de plus de 20 personnes basée à Londres. Elle a plus de 5 ans d'existence et fait plus de 5 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2010. Elle prévoit d'en faire 8 en 2011. Son point fort, c'est une une grosse newsletter d'un million d'abonnés, concurrente de Travelzoo. En additionnant leurs abonnés et les nôtres, on va passer devant Travelzoo en nombre d'inscrits. On va également devenir le troisième comparateur anglais.

La deuxième acquisition c'est FSI Travel, une agence qui a 4 millions d'abonnés à une newsletter de bons plans quotidiens. Ils sont cinq personnes.

Enfin, la troisième acquisition c'est l'acteur historique de la comparaison en Europe qui est en perte de vitesse depuis 3 ans, TravelJungle. Ils étaient très forts en Allemagne, bons en Espagne et existants au UK. Leur chiffre d'affaires est de 200 000 euros après avoir dépassé le million, il faut donc les relancer. Nous prenons 100 % du capital dans les trois cas.

Est-ce cela qui a retardé la finalisation des deals car cela fait près d'un an que vous annoncez ces acquisitions...

Nous avons consulté 12 dossiers, on en a isolé 5 qui nous intéressaient. On a failli en faire un, qu'on n'a finalement pas fait, et qui nous a pas mal retardés. Nous avons fait les 3 autres. Il en reste donc un qu'on pourrait faire potentiellement dans les mois à venir. Mais nous devons d'abord digérer les trois premiers car c'est la première fois que nous réalisons des acquisitions à l'étranger (ndlr, Easyvoyage avait acquis le comparateur Alibabuy en janvier 2008).

Comment sont financées ces acquisitions ? Générez-vous suffisamment de free cash-flow ?

Les trois acquisitions représentent plus de 10 millions d'euros financés sur les fonds que nous avions levés lors de notre opération de LBO précédente. Nous avons beaucoup investi cette année en Angleterre et en Allemagne donc il n'y a pas eu beaucoup de free cash-flow en 2010 et il n'y en aura pas non plus en 2011 car il y aura des mécanismes de complément de prix sur les acquisitions. En revanche, à partir de 2012, on va sortir beaucoup d'argent.

Combien vous reste-t-il de cash ?

De moins en moins !

Et de plus en plus précisément ?

Le précédent LBO était à 31,5 millions d'euros, sur lesquels il y avait une partie de cash out : moi et Natixis. Aujourd'hui notre capacité immédiate à investir se situe à 4 ou 5 millions d'euros. Mais si besoin était, on serait capable de lever de l'argent. C'est l'intérêt d'avoir des actionnaires comme GIMV et UFG Private Equity : ils sont solides, nous suivent et veulent gérer avec nous la croissance de l'ensemble. Ils ont compris qu'avoir une position européenne cela a un prix et ils sont prêts à le payer en termes d'investissement. Quant à moi je suis prêt à le payer en termes de dilution.

Quel était le périmètre du groupe en 2010 et quel sera-t-il après les acquisitions ?

En 2010, 17,5 millions d'euros de chiffres d'affaires, 5,7 millions d'Ebitda, 450 millions d'euros de volume d'affaires généré chez les marchands, 120 salariés dont 25 développeurs et 25 journalistes. Le chiffre d'affaires doit passer cette année à 32 millions d'euros, ce qui est un très gros objectif. Nos acquisitions vont nous amener 6 millions de chiffre d'affaires additionnel. Il en reste donc 8 à créer sur la synergie. Je pense qu'à 30 millions d'euros, on devient un groupe conséquent. En termes de volume d'affaires, on va passer à 800 millions d'euros et on vise 1 milliard en 2012. Dans le domaine du voyage, on n'existe que par le poids que l'on pèse auprès des marchands. L'infomédiation va se consolider comme les distributeurs, les compagnies aériennes se consolident : si on reste petit, on meurt.

Entre TripAdvisor qui a rejoint Expedia et Liligo qui a été repris par la SNCF, n'y-a-t-il pas un rapprochement inéluctable entre les infomédiaires et les distributeurs et/ou producteurs de voyage ?

Pour moi, les deux cas ne sont pas comparables. Expedia avec TripAdvisor s'est acheté du trafic gratuit. Le pôle Expedia c'est près de 100 millions de visiteurs uniques dont près de la moitié qui est constituée par TripAdvisor. En ce qui concerne la SNCF, ils ne se sont pas acheté un levier d'audience mais un moyen de monétiser leur trafic autrement que dans la logique de marchand qui est la leur aujourd'hui. De là à penser qu'il pourrait y avoir une évolution du modèle de Voyages-Sncf, il n'y a qu'un pas. Quand on voit qu'ils développent des moteurs de recherche, des contenus et qu'ils rachètent un comparateur, peut-être seront-ils demain notre concurrent.

Cela vous inquiète ?

Non c'est exaltant de voir la réussite du modèle que nous avons choisi en 2000 alors qu'on nous lançait des tomates parce que nous avions 6 journalistes et qu'on nous disait "créer des contenus ça coûte trop cher et ça rapportera rien". Pendant que la SNCF arrive, on est déjà sur 5 pays, demain sur 7 ou 8 j'espère. C'est un marché sur lequel seule la création de valeur et le degré de pertinence sans cesse renouvelé permettent de continuer.

Google semble avoir décidé de siffler la fin de la partie des intermédiaires et pourrait réintégrer – à son profit – la valeur captée par les comparateurs. C'est grave docteur ?

Le constat avec Google est simple : il faut qu'ils aient une plus grosse part que toi dans la répartition de la valeur. Si tu prends plus qu'eux, tôt ou tard, ils ont vocation à t'éliminer. Clairement, il nous faut un niveau d'audience qui nous permette de vivre sans Google. Aujourd'hui il représente 30 à 35 % de notre audience. En même temps il faut continuer à se rendre indispensable à ses yeux pour qu'il ait besoin de nous en SEO. Car le grand modèle de Google c'est de vendre des contenus qui ne sont pas à lui en les monétisant mieux que celui qui les a produits. Tant que j'y trouve mon compte en leur donnant à manger et que moi-même je m'y retrouve, tout va bien. Finalement Internet entre dans un monde à l'image de l'écologie : on n'est plus dans un monde d'abondance mais dans la société du partage. Dans ce monde là, j'espère prendre ma part, ni plus ni moins.

Easyvoyage a-t-il d'autres leviers, au cas où Google souhaiterait conserver un plus gros morceau du gâteau ?

Nous avons de 10 à 12 leviers différents. Nous avons trois niveaux d'affiliation : les plates-formes d'affiliation, les moteurs en marque blanche pour les petits sites et les chaînes thématiques créées pour Le Monde ou Libération. Ensuite on a le display et la newsletter qui est un levier très important. On shoote toutes les semaines à 3 millions d'abonnés actifs en France (sur 6 millions d'abonnés en tout) et 8 millions d'abonnés en tout avec un taux d'ouverture de plus de 15 % et un taux de réactivité de 20 %. Après les acquisitions, notre base va passer à 13 millions d'abonnés en Europe. Ensuite on a les nouveaux médias : iPhone et iPad demain, les réseaux sociaux. Enfin il y a la voie royale des leviers qui est l'accès direct. Cela représente entre 25 et 30 % de notre audience. Cette audience là m'appartient. C'est sûr que si notre audience venait à 80 % de Google, elle ne serait pas à nous mais bien à eux. Et le jour où ils développeraient un concept identique, peu ou prou, plus ou moins bien, ils nous battraient.

L'Europe voit arriver les fermes de contenus comme Demand Media. Les contenus à la chaîne produits par ces acteurs couvrent souvent le tourisme - "hôtel pas cher à Dallas" par exemple. Est-ce inquiétant pour vous ?

Ce type de modèle, quand ça marche, en général ça ne dure pas. Tôt ou tard, Google sanctionne. Je préfère établir un lien durable avec les internautes, donc avec Google. Car le juge de paix de Google c'est l'attractivité d'un site vis-à-vis des internautes. Si les internautes aiment les contenus d'un site, Google les exploite. Si on cherche à exploiter Google avec des contenus qui ne sont pas légitimes, en travestissant son algorithme, il sanctionne. Donc c'est la qualité qui paie. Je pense que le temps des usurpateurs est terminé et qu'on est dans le temps des créateurs de valeur. Ce qui compte c'est la sortie par le haut. Certes, tous les créateurs de valeur ne réussiront pas, mais aucun usurpateur ne subsistera.

En 2006 vous avez tenté une introduction en Bourse qui n'est pas allé au bout. Etes-vous définitivement "dégoûté" par la Bourse ?

Je n'en veux à personne ! Quand on a voulu y aller, on y est allé un peu tard et la bonne période s'est refermée. On a été un peu mous, tant pis pour nous, on en a payé le prix. Finalement la bourse était une mauvaise solution à notre problème. Les actionnaires historiques voulaient sortir et voulaient réaliser. La Bourse n'est pas faite pour ça, c'est un accélérateur de croissance. On est beaucoup plus en phase aujourd'hui avec ce type de projet qu'à l'époque. Nous exécutons notre plan de marche : un, devenir leader français ; deux, prendre une position de deuxième européen ; trois, il nous reste 3 ou 4 pays en Europe sur lesquels nous ne sommes par présents et qui sont importants pour la couverture : les pays scandinaves, la Hollande, les pays de l'Est et le Portugal. Une fois que l'on aura fait cela, on sera sur un tiers du business de l'e-tourisme. Il restera un tiers aux Etats-Unis et un tiers dans le reste du monde (les BRIC et les next Eleven). Quand on regarde la carte du e-tourisme mondial, c'est 20 pays. Pour l'instant on est dans 5. Bientôt 8.

Et comment conquérir les 12 manquants ?

Pour développer ceux qui nous manqueront se posera la question du financement. Et là, il y a trois solutions : lever de l'argent en Bourse, faire rentrer de nouveaux partenaires ou céder à un acteur qui aura déjà une taille suffisante. Moi, je me situe plus comme prédateur que comme proie mais on ne sait jamais (rires). Depuis que Easyvoyage existe, j'ai refusé chaque année une offre : des très bonnes depuis 5 ans et des très mauvaises quand j'étais en situation plus délicate. Personnellement j'ai envie d'aller au bout de l'aventure.

Quelle est la valorisation que vous visez ?

La dernière valorisation, c'était 40 millions d'euros. La prochaine, considérant qu'on aura doublé le chiffre d'affaires et l'Ebitda, ne saurait être inférieure au double de la précédente.

Quel est l'effet de la crise dans le " grand Maghreb " sur le secteur ?

Il y a une augmentation des requêtes car il y a plein de gens qui avaient en tête une destination où ils n'iront plus et qui cherchent donc des renseignements sur les pays en question et surtout des alternatives à des budgets équivalents. Or les tickets d'entrée de la Tunisie ne se retrouvent nulle part ailleurs. Chez les producteurs, il y a une position d'attente. Si on prend l'acteur leader du package en France, Marmara, Tunisie et Egypte représentent 40 à 45 % de ses stocks. Et c'est pareil pour les autres tour-opérateurs, de Look à Thomson. Le mois de mars sera très important pour la Tunisie. Il faut qu'il y ait un repos des esprits pendant trois ou quatre semaines en février. Si les choses s'apaisent, je mise sur une remise en route des hôtels - dont beaucoup sont fermés actuellement - en mars et un redécollage réel en avril. Il faudra des prix d'attaque extrêmement bas, quasiment jamais vus.

Pour l'Egypte, si la situation se stabilise, je mise sur un redémarrage en octobre. Je pense que les TO vont laisser passer l'été et réinvestiront sur l'Egypte au troisième trimestre. Evidemment, tout cela est suspendu au fait que les situations politiques ne s'embrasent pas et que les conditions salariales des travailleurs de ces pays progressent fortement. Cela ne sera que justice : ils n'ont pas fait tout ce mouvement de libération pour retrouver les conditions d'antan.

Y'a-t-il des destinations qui vont tirer leur épingle du jeu ?

Tout le bassin méditerranéen et en premier lieu les Canaries, Fuerteventura notamment qui correspond bien à une destination balnéaire de proximité. Autres pays à progresser : la Crète et la Turquie. La Grèce, qui avait beaucoup baissé ces dernières années à cause de la mauvaise gestion de l'incendie et des événements socio-économiques, sera sans doute un des grands gagnants de l'été.

A quels prix ?

Il faut espérer qu'il n'y ait pas de flambée des prix. Contrairement aux années précédentes où 40 à 50 % des réservations se faisaient dans les 15 derniers jours, je pense que cette année beaucoup de gens vont anticiper leurs réservations pour être sûrs de maîtriser le tarif et d'avoir de la place. On risque en effet de manquer de stock cet été. Beaucoup de business qui marchent sur le déstockage vont être très touchés car il n'y aura plus de stock à vendre. Au contraire, les dernières places seront peut être les plus chères. Mon conseil pour cette année : réserver tôt son voyage.

Jean-Pierre Nadir (45 ans) est le fondateur du Groupe "Des Editions de Demain" qui s'est hissé parmi les 15 premiers groupes de presse français. De 1990 à 1999, il a lancé successivement différents titres de presse dont Cuisiner (240 000 exemplaires diffusés OJD, 1 300 000 d'audience Etude IPSOS en 1998) et Voyager Magazine leader de la presse de voyage pratique et consumériste (100 000 exemplaires diffusés OJD, 800 000 d'audience Etude IPSOS en 1998). Il a lancé Easyvoyage en 2000.