Coronavirus : cas de force majeure pour les entreprises ?

La pandémie du Covid-19 a plongé le monde dans une crise sanitaire sans précédent. En France, les mesures de restrictions sociales génèrent de lourdes difficultés économiques. Les entreprises se retrouvent dans l'incapacité à honorer leurs engagements. Peuvent-elles invoquer le coronavirus comme cas de force majeure pour se libérer de leurs obligations contractuelles ?

Fermeture des frontières, état d’urgence décrété dans plusieurs pays, confinement quasi total de la population, le coronavirus a plongé le monde dans une crise sanitaire sans précédent. En raison de l’explosion de cas en Europe et du nombre croissant de pays touchés, l’Organisation mondiale de la santé a qualifié la situation de pandémie le 12 mars 2020. En plus de cette tragédie humaine, d’importantes difficultés économiques se dessinent. En France, de nombreuses entreprises se retrouvent dans l’incapacité d'honorer leurs engagements en temps et en heure. Dans ce contexte, ces dernières pourraient invoquer le cas de force majeure pour justifier la résiliation d’un contrat sans encourir de pénalités. Comment faire face à cette situation inédite ? Le Covid-19 peut-il être considéré comme un événement de force majeure pour se libérer de ses obligations contractuelles ? 

Les conditions nécessaires pour opposer la force majeure

Circonstance exceptionnelle et imprévisible, la force majeure empêche une partie liée par un contrat (un cocontractant) d’exécuter ses obligations. Dans ce cas, la partie qui l’invoque pourra suspendre l’exécution dudit contrat jusqu’à ce que l’événement prenne fin. Cependant, si l’empêchement est définitif, le contrat sera résolu de plein droit et le cocontractant pourra se libérer de ses obligations sans frais. Pour pouvoir invoquer un cas de force majeure, des critères légaux précis devront être respectés.

Justement, que dit la loi ? Selon l’article 1218 du Code civil, créé par la réforme du droit des contrats de 2016, la force majeure est caractérisée par la réunion des trois conditions suivantes : 

  • un événement indépendant de la volonté de celui qui doit exécuter le contrat rendant impossible son exécution (condition d’extériorité) ;
  • un événement raisonnablement imprévisible lors de la conclusion du contrat (condition d’imprévisibilité) ;
  • un événement dont les effets sont insurmontables, de sorte que l’inexécution du contrat est devenue inévitable, et pas seulement plus difficile ou onéreuse (condition d’irrésistibilité).

Ainsi, pour s’exonérer de sa responsabilité, le débiteur de l’obligation devra démontrer que les conditions précédentes sont bien réunies. La seule existence d’une épidémie ne suffit donc pas à constituer automatiquement un cas de force majeure.

Ceci étant rappelé, le coronavirus peut-il être considéré comme un événement de force majeure par les juridictions françaises ?

Une jurisprudence restrictive en matière d’épidémie

La question de l’application de cette notion s’est déjà posée lors de précédentes épidémies et la jurisprudence existante en la matière démontre plutôt le contraire. Les juges français ont été relativement réticents à retenir la qualification de force majeure pour les épidémies de grippe H1N1, le virus de la dengue ou celui du chikungunya. Ils estimaient, en effet, qu’une ou plusieurs des conditions précitées n’étaient pas réunies (généralement l’imprévisibilité et l’irrésistibilité).

Dans le cas du virus H1N1, les juridictions ont considéré qu’il s’agissait d’un « événement prévisible », car l’épidémie avait été largement annoncée avant la mise en place de réglementations sanitaires. Elles ont également écarté la qualification de force majeure pour le virus du chikungunya, dans le sens où la maladie pouvait être soulagée par des antalgiques. Celle-ci était donc « généralement surmontable ». À propos du virus de la dengue, les juges de fond ont estimé qu’il n’était pas imprévisible, car il se produisait régulièrement et des mesures de protection contre les piqûres de moustiques existaient. Ainsi, pour ces différentes épidémies, aucun retour en cas de force majeure ne pouvait être invoqué pour refuser d’exécuter un contrat. Toutefois, pour le Covid-19, la situation est bien différente. L’ampleur, la gravité et la soudaineté de cette pandémie le démontrent.

Le coronavirus et ses effets juridiques exceptionnels

À ce jour, plus d'un million de personnes ont été infectées dans le monde et près de 50 000 sont décédées. En France, le bilan s’alourdit toutes les 24 heures et dépasse désormais les 4 000 morts. Pour le moment, il n’existe aucun traitement efficace contre ce virus létal et de nombreuses questions demeurent. C’est pourquoi des mesures sans précédent sont prises par les autorités politiques en France. Depuis le 4 mars 2020, date du premier décret restrictif des rassemblements publics, de nombreux textes réglementaires ont été adoptés pour limiter les déplacements de personnes. Le 22 mars 2020, le Parlement a voté un projet de loi instaurant un « état d’urgence sanitaire » pour deux mois. Ce nouveau régime donne un cadre légal aux mesures exceptionnelles de restrictions sociales et de confinement. Par ailleurs, plus d’une centaine de villes sont actuellement soumises au couvre-feu pour lutter contre la propagation du virus. Ces mesures qui limitent les libertés d’aller et venir, de réunion et d’entreprendre, représentent également des circonstances de force majeure dans le sens où elles constituent un obstacle insurmontable à l’exécution d’obligations conventionnelles.

En conséquence, la crise sanitaire liée au Covid-19 et le caractère inédit des mesures de confinement global des Français peuvent porter à croire qu’il sera plus facile aux juges nationaux de qualifier cette pandémie de cas de force majeure. D’ailleurs, Bruno Le Maire, Ministre de l’Économie et des Finances, a qualifié le coronavirus d’événement de force majeure pour tous les marchés publics de l’État dans son discours du 28 février 2020. Pour autant, cela signifie-t-il qu’il sera possible de transposer cette vision aux relations contractuelles entre des acteurs du secteur privé ? Pas nécessairement.

La force majeure peut être écartée par le contrat

Même si les effets de cette pandémie et les décisions des autorités publiques représentent des cas de force majeure, la prudence est de mise dans le secteur privé. La possibilité pour les entreprises d’invoquer le coronavirus afin de se dégager de leurs obligations contractuelles ne se fera pas de manière automatique. Une analyse des termes des contrats sera indispensable.

En effet, en application du principe de liberté contractuelle, les parties à un contrat ne sont pas tenues par la définition de la force majeure donnée à l’article 1218 du Code civil. Les cocontractants demeurent libres d’aménager cette définition pour l’étendre ou au contraire la restreindre. Ainsi, ils peuvent parfaitement décider d’écarter de leur accord la possibilité d’invoquer un événement de force majeure. Dans ce cas, les stipulations contractuelles s’appliqueront et notamment les pénalités de retard en cas d’inexécution du contrat. Il est donc nécessaire de procéder à un audit des clauses contractuelles applicables en cas de force majeure avant d’agir.

Si aucune disposition ne vient écarter ou limiter cette qualification, la seule alternative pour le débiteur, qui veut mettre fin à son contrat ou ne pas exécuter son obligation, sera de prouver les critères légaux de l’article 1218 du Code civil. La plus grande difficulté consistera à démontrer que la pandémie ne pouvait être prévue lors de la conclusion du contrat (critère d’imprévisibilité). Si le contrat a été conclu avant l’apparition du virus en Chine, cette condition ne posera pas de grandes difficultés. En revanche, la question pourrait être beaucoup plus complexe pour les contrats passés après l’apparition du virus en Chine alors qu’il ne se propageait pas encore en Europe. Pour les contrats conclus après la diffusion du virus dans les pays européens, la force majeure pourra difficilement être invoquée.

Ce qu’il faut retenir

Compte tenu de son exceptionnelle gravité et des mesures inédites prises par de nombreux pays dans le monde, la pandémie du Covid-19 serait susceptible d’être constitutive d’un cas de force majeure en droit français. Toutefois, la qualification de force majeure dépendra uniquement du pouvoir souverain du juge. Celui-ci se livrera à une appréciation « au cas par cas » en fonction de la situation concrète rencontrée.

Néanmoins, engager une action en justice pour apprécier le caractère de force majeure du coronavirus représente une procédure longue et coûteuse. En cette période de crise aux conséquences dramatiques, d’autres options existent. Les deux parties à un contrat peuvent, par exemple, opter pour la négociation et trouver une solution convenable. À titre d’illustration, une reprise prioritaire de la relation commerciale à la levée de la force majeure pourrait très bien être proposée. Négocier avec ses partenaires est, en effet, l’une des meilleures façons de sauvegarder de bonnes relations commerciales à long terme.