Vers la fin de l'Internet américain ?

Si le régulateur de l'Internet n'est plus directement placé sous l'égide du gouvernement américain, ce dernier contrôle toujours la base de données racine du Net. Une situation qui, avec un peu de courage politique, pourrait changer dans les douze mois à venir.

Nous sommes en 1998 et peu de gens ont encore bien compris l'intérêt de ce nouvel ovni technologique qui se nomme Internet. Mais l'administration américaine voit déjà beaucoup plus loin. L'Internet sera l'enjeu du siècle qui arrive. Un enjeu économique, bien sûr, mais pas seulement. La façon dont l'Internet est régulé, contrôlé et développé - c'est à dire sa gouvernance - comptera aussi beaucoup. Par le biais du Département du Commerce (DoC), l'administration du président de l'époque, Bill Clinton, fait des propositions pour la création d'une entité indépendante issue du secteur privé à laquelle sera confiée la coordination du système de nommage d'Internet, c'est à dire ses fonctions techniques de base. Des propositions courageuses, à une époque où l'Internet est entièrement géré par les USA. Et ambitieuses aussi, puisque le DoC émet le souhait de voir se faire la transition de la gestion technique de l'Internet "avant l'an 2000".

Avance rapide vers 2011. Avec plus de 2 milliards d'Internautes dans le monde, plus personne ne doute de l'importance de la toile. Le nombre d'utilisateurs a explosé, mais la gestion américaine reste d'actualité. Le gouvernement américain continue en effet de contrôler la fonction technique clef du Net. Appelée "fonction IANA", il s'agit de la base de données centrale. Celle permettant de connecter les extensions (le .COM par exemple), de superviser les adresses IP (les numéros de téléphone du Web) et de coordonner les paramètres techniques édictés dans les protocoles de l'Internet.

La fonction IANA, c'est la clef de voute de la Toile. Qui la contrôle, contrôle de fait l'Internet. Car tout sur le réseau passe par son système d'adressage : les noms de domaine pour identifier des sites ou les correspondants à qui envoyer des emails, les adresses IP pour permettre aux ordinateurs ou téléphones portables de s'y connecter, les normes techniques pour garantir l'universalité du Net et permettre de l'utiliser de la même façon qu'on soit en Chine ou en Laponie, sur un Mac au bureau ou à partir d'un terminal portable dans un avion.

Dictature américaine
La volonté affichée en 1998 par le DoC s'est traduite, la même année, par la naissance de l'ICANN. Un organisme à but non lucratif et multi-acteurs, dont les prises de décisions sont basées sur le besoin de trouver un consensus de l'ensemble des parties prenantes. Exactement comme l'avait envisagé l'administration américaine.

Jusqu'en 2009, cette dernière a quand même gardé un contrôle privilégié sur le régulateur technique de l'Internet qu'elle avait créé une décennie auparavant. Les USA étaient les seuls à posséder un droit de veto sur l'ICANN. Une situation souvent décriée de manière quasi caricaturale par certains autres pays critiquant "la dictature américaine" sur le Net et oubliant par la même un peu trop vite que le gouvernement américain s'était montré très avant-gardiste en ce qui concerne l'Internet. Rappelons, par exemple, que dans son projet de création de l'entité qui deviendra l'ICANN, le DoC disait dès 1998 que "ni les gouvernements nationaux, ni les organisations intergouvernementales, ne devraient assurer la gestion des noms et des adresses Internet." Aujourd'hui encore, de nombreux gouvernements n'ont ni cette ouverture d'esprit, ni cette vision politique à long terme.

En septembre 2009, le gouvernement américain met un terme à son contrôle unilatéral de l'ICANN. Le contrat qui liait cet organisme au DoC depuis sa création est supprimé. Il est remplacé par un texte exposant une série d'engagements bilatéraux. L'ICANN doit par exemple agir dans l'intérêt public car, pour le DoC, c'est le meilleur moyen de "répondre aux attentes en constante évolution de l'Internet et de ses utilisateurs avec le niveau de flexibilité nécessaire."

Or c'est exactement ce genre s'approche qui a permis à l'Internet de changer nos vies de fond en comble en aussi peu de temps.

Critique de l'ICANN
Si l'ICANN a gagné son indépendance, la fonction IANA reste quant à elle contrôlée par le gouvernement américain. Celle-ci fait l'objet d'un contrat séparé, dont la version actuelle expire le 30 septembre 2011. En préparation de cette date, le DoC a publié le 25 février dernier une consultation publique pour recueillir les avis sur la meilleure façon d'avancer.

Le DoC pose des questions sur le format même du contrat IANA, attribué depuis sa création à l'ICANN. Faut-il, par exemple, séparer les trois volets de la fonction de gestion technique du Net pour en faire 3 contrats ?

Certains y voient une critique à peine voilée de l'ICANN, décriée notamment pour sa gestion du programme de création des nouvelles extensions, ou encore sa récente approbation du .XXX. Justement, ces deux dossiers sont ceux sur lesquels les gouvernements veulent le plus peser, allant ainsi à l'encontre même du modèle de gouvernance multiacteurs et communautaire voulu lors de la création de l'ICANN.

Ainsi, la seule fois où l'administration américaine a usé de son droit de veto sur les décisions de l'ICANN fut justement pour bloquer le .XXX une première fois en 2007. Et les gouvernements ont à nouveau dit leur opposition à cette extension du sexe il y a quelques semaines. L'ICANN ne les a pas écouté ! Quoi de plus normal, puisque ce dossier avait respecté à la lettre les processus internes du régulateur. Or justement, c'est pour éviter la nature versatile et dirigiste des gouvernements et promouvoir une innovation bâtie sur du consensus que l'Amérique a voulu éviter à l'Internet une gestion "à l'ONU".

Sur la fonction IANA aussi, espérons que l'administration américaine reconnaisse le besoin d'en laisser la gestion à ceux qui peuvent au mieux l'assurer. Dans un premier temps, il est fort peu probable que les choses changent. Le contrat IANA actuel permet au DoC de se donner 6 mois supplémentaires de réflexion après son expiration. Le DoC en profitera surement pour laisser la fonction IANA à l'ICANN jusqu'en mars 2012, se réservant par la même occasion la possibilité de reconduire ce contrat ou de choisir de le signer avec une autre entité.

Mais le gouvernement qui a eu en 1998 le courage de donner le coup d'envoi à un Internet vraiment global, un Internet vecteur de liberté, d'éducation, d'information de masse, d'amélioration de niveau de vie, un Internet permettant de sortir de l'isolement émotionnel ou géographique, un Internet poussé par l'innovation scientifique et commercial plutôt qu'étouffé par le control gouvernemental, un Internet transformateur de nos vies grâce aux réseaux sociaux, au commerce en ligne, aux encyclopédies universelles et communautaires, un Internet qui a donné naissance au e-mails... Ce gouvernement là, qui est à l'origine d'une évolution aussi dynamique que novatrice, va t il pouvoir à nouveau montrer un tel esprit d'anticipation ?

C'est en tout cas ce que l'ICANN s'est permis de lui conseiller, dans sa réponse à la consultation du DoC. "L'ICANN incite le DoC à appliquer le principe de transparence à la gestion de la fonction IANA, une transparence devant concerner le monde entier" a indiqué en substance le PDG de l'ICANN Rod Beckstrom dans une lettre de 14 pages envoyée le 25 mars. "Pour ce faire, il faut mettre en place un transfert de cette gestion vers le secteur privé. De cette façon, le DoC pourra atteindre les objectifs qu'il s'était lui-même fixés il y a maintenant plus de dix ans : permettre au monde entier de participer à la gestion des noms et des adresses Internet."

La démocratie à l'état pur, en quelque sorte.