Gouvernance d'Internet : les Américains lâchent le volant

On aurait pu titrer "Snowden m'a tuer". Un an après le scandale du cyber espionnage par la NSA, le contrôle technique exercé sur l'Internet par le gouvernement américain n'était plus politiquement tenable. Ce dernier a dû se résigner à l'abandonner.

L'histoire est en marche. La racine de l'Internet va devenir internationale.

Jusqu'à présent, le gouvernement américain avait le plein contrôle. Un exemple, lorsqu'en 2005 la Commission européenne a voulu créer l'extension Internet .EU, elle a dû demander au gouvernement américain de physiquement l'ajouter à l'Internet. Car le Département du Commerce américain a la main sur une fonction technique, appelée IANA (Internet Assigned Numbers Authority) qui n'est rien d'autre que le fichier racine de l'Internet. Si une extension n'y est pas, elle ne fonctionne pas. Un site comme http://europa.eu/, celui de la Commission, ne peut donc exister.
Une situation qui dérange politiquement depuis des années. Mais jusqu'à présent, les US avaient peu de raisons de ne pas rester maîtres techniques de l'Internet. D'abord cette position privilégiée était considérée comme relevant de l'intérêt national outre Atlantique. Surtout, les américains se sont très bien occupés de l'Internet depuis une trentaine d'années. La stabilité technique du Web a été maintenue, permettant un essor numérique mondial qui a changé nos vies à tous. Enfin, le gouvernement américain s'est très tôt engagé dans une gouvernance technique de l'Internet dite "multi acteurs", c'est à dire ouverte à toutes les parties prenantes. Un changement de fond dans un panorama jusqu'alors dominé par des systèmes de gouvernance où seuls les gouvernements ont la parole.
Le Web semblait donc entre de bonnes mains. Jusqu'à Snowden. D'un seul coup, le géant bienfaiteur à la tête de l'Internet ne semblait plus si bienfaiteur que ça.

Radio Bruxelles

Les appels à une nouvelle gouvernance de l'Internet ne tardent pas. Une situation rapidement très politisée qui place le débat sur un duel entre la gouvernance multi acteurs et un retour à une gouvernance par les gouvernements, comme l'explique la vice-présidente de la Commission européenne Neelie Kroes. "Certains préconisent que l'administration des fonctions essentielles de l'internet soit confiée à l'Union internationale des télécommunications," affirme-t-elle le12  février 2014. "Je ne nie pas que les pouvoirs publics aient un rôle crucial à jouer, mais une approche descendante ne me semble pas appropriée. Nous devons renforcer le modèle multipartenaires pour que l'internet reste un formidable moteur d'innovation."
Car le ciel s’assombrit pour ce modèle de gouvernance qui permet au secteur privé, à la société civile et aux utilisateurs d'avoir voix au chapitre aux côtés des gouvernements. Des pays comme le Brésil et la Russie utilisent l'affaire Snowden pour demander un contrôle étatique du Web.
Le salut ne peut venir que du gouvernement américain. Il arrive le 14 mars, avec l'annonce du lancement d'une transition vers un contrôle multi acteurs de la racine de l'Internet.

Ave ICANN

L'annonce américaine est centrée autour de l'ICANN, ce régulateur technique créé par l'administration Clinton en 1998. Depuis 2013, l'ICANN a un nouveau PDG, Fadi Chehadé. Ce dernier fait preuve d'une compréhension des enjeux géopolitiques très fine. Il n'hésite pas à bousculer l'ordre établi.
Ainsi dès la fin 2013, Chehadé mobilise l'ensemble de la communauté technique pour lancer un appel à la "globalisation de la gestion technique de l'Internet". Les américains au sein de l'ICANN n'y croient tout simplement pas. Après tout, l'ICANN n'est-ce pas "leur truc" ? Comment leur bébé peut-il ainsi les poignarder dans le dos ? Ils ne sont pas au bout de leur surprise…
Car Chehadé met ensuite le cap sur le Brésil – l'ennemi – pour organiser avec sa présidente Dilma Rousseff une conférence mondiale sur la gouvernance de l'Internet. Chehadé a compris que ce ne sont pas les supporters existants du modèle multi acteurs qu'il faut convaincre, ce sont ses détracteurs. Si les dents grincent au sein de sa propre communauté, sa compréhension des enjeux est heureusement également comprise du côté du gouvernement américain.
"Nous demandons à l'ICANN de démarrer le processus de transition vers un modèle multi acteurs de gouvernance technique de l'Internet," annonce le département du commerce le 14 mars. Les américains font ce qui, il y a encore un an, semblait impensable : donner la racine de l'Internet au monde.
En même temps, ils renforcent l'ICANN. L'organisme est en charge du processus de transition. Et l'Amérique de prévenir : "nous n'accepterons pas de proposition vers un modèle de gestion par des gouvernements ou des organismes gouvernementaux !" La transition devra être achevée au 30 septembre 2015, date de fin de l'actuel contrat de gestion IANA accordé par le gouvernement américain à l'ICANN.

Sauver l'Internet

L'Internet ne sera plus géré techniquement que par une communauté vraiment multi acteurs ouvrant pour défendre un Internet libre et ouvert. L'ICANN est un vainqueur de ce combat aussi technique que politique, mais le grand vainqueur c'est l'utilisateur du Web. Vous et moi.
Car le spectre d'une gestion de l'Internet par les Nations Unies - c'est à dire par des pays comme la France, mais aussi comme la Chine ou la Russie - était un vrai cauchemar pour ceux qui voulaient préserver un Internet par tous et pour tous, dynamique et novateur, ni hors la loi ni soumis aux Etats. "La Commission va travailler avec les US et les acteurs du monde entier pour globaliser la fonction IANA d'une manière transparente et responsable," a affirmé Neelie Kroes suite à l'annonce américaine. "De façon à pérenniser un Internet ouvert et respectueux des droits de l'homme."
La décision (osons dire) généreuse des US va certainement permettre de relâcher la pression politique sur le modèle de gouvernance multi acteurs. Car on voit mal comment même les pires ennemis de ce modèle peuvent à présent continuer à le décrier en prenant le prétexte d'une hégémonie américaine.
Dire que l'Internet vient d'être sauvé est sans doute excessif. Affirmer que le moment est historique ne l'est certainement pas.