Les plateformes d'AVOD peuvent-elles percer en France ?

Les plateformes d'AVOD peuvent-elles percer en France ? Alors que les services de vidéos par abonnement s'accumulent et que le portefeuille des internautes n'est pas extensible à l'infini, les plateformes vidéos financées, à 100% ou en partie, par la publicité ont une carte à jouer. Même en France.

Quelques mois après Disney, c'était au tour d'un autre mastodonte d'Hollywood de se lancer dans la bataille du streaming vidéo, le 15 avril dernier. L'accès à la nouvelle plateforme de NBCUniversal, Peacock, est offert depuis cette date aux clients du câblo-opérateur Comcast, avant une ouverture à tous, prévue pour le 15 juillet. Il en coûtera alors 9,99 dollars par mois aux Américains pour profiter d'une plateforme qui héberge les contenus des studios Universal et Dreamworks, de même que ceux des chaînes NBC et Telemundo. Cela ne sera toutefois pas leur seule option. Car Peacock a décidé de panacher son modèle économique en y incluant de la publicité. Les clients pourront ainsi abaisser le prix de leur abonnement de 9,99 à 4,99 dollars par mois, s'ils acceptent d'être exposés à la publicité. Ils pourront même accéder à une offre complètement gratuite et financée par la publicité, mais beaucoup plus chiche en contenus de qualité.

"Aux Etat-Unis, 70% des abonnés d'Hulu ont souscrit à l'offre avec de la publicité"

Peacock n'a rien inventé. La plateforme de vidéo s'est inspirée d'un historique du marché, Hulu. Le service détenu par The Walt Disney Company, 21st Century Fox, Comcast et WarnerMedia propose depuis 2015 à ses utilisateurs de diminuer le prix de leur abonnement (de 11,99 à 5,99 dollars par mois) en échange d'un peu d'attention publicitaire. "Pas loin de 70% de ses 30 millions d'abonnés se sont laissés tenter par l'offre", observe Ariane Bucaille, partner spécialisée dans les télécommunications et les médias chez Deloitte. Ce ratio a encore augmenté au dernier trimestre 2019, le nombre d'abonnés au tarif fort sans pub ayant baissé. Et ce n'est pas étonnant à en croire Francois-Xavier Le Ray, country manager France de la plateforme d'achat publicitaire The Trade Desk. "Les internautes sont de plus en plus nombreux à être prêts à regarder de la publicité avant leurs épisodes préférés si cela leur permet de faire baisser le tarif de leur abonnement." Ils sont 53% dans ce cas de figure selon une étude menée par The Trade Desk et Yougov début 2020.

L'étude s'intéresse à ce que les Américains ont baptisé la "subscription fatigue". Comprendre que la surenchère des abonnements payants a entraîné une lassitude chez des consommateurs dont le temps d'attention et le portefeuille ne sont pas extensibles à l'infini. Toujours selon The Trade Desk et Yougov, 60% des Américains ne veulent pas dépenser plus de 20 dollars par mois dans des services de vidéo payante (SVOD). Alors que le leader incontesté, Netflix, coûte en moyenne 10 dollars, que la star du moment, Disney+, en coûte 7, cela laisse peu de place aux autres. Cela en laisse, en revanche, beaucoup plus à tous les services gratuits, financés par la publicité. On parle ici de plateformes d'AVOD, pour advertising video on demand. Ce marché représentera près de 32 milliards de dollars de revenus dans le monde en 2020 selon Deloitte, qui estime la croissance du marché à plus de 50% sur deux ans.

"Le secteur de l'AVOD est essentiellement porté par deux marchés : l'Asie et les Etats-Unis", observe Ariane Bucaille. Aux Etats-Unis, le secteur est en plein boom, porté par des acteurs se spécialisant dans l'agrégation de contenus acquis auprès d'ayant-droit. Deux d'entre eux ont récemment attiré l'attention des networks. Pluto TV a été racheté 340 millions de dollars mi-2019 par ViacomCBS alors que Tubi et ses 25 millions d'utilisateurs actifs ont été acquis en mars 2020 par Fox Corp, la société de Rupert Murdoch, pour 440 millions de dollars. Avec un revenu par utilisateur (ARPU) qui avoisine les 60 dollars par an aux Etats-Unis selon Deloitte, contre 98 dollars en moyenne pour les services de SVOD, le modèle prouve aussi qu'il est compétitif.

Et c'est primordial dans un marché où les leaders dépensent une dizaine de milliards de dollars par an en contenu. "Des acteurs comme Peacock ou Quibi ont un positionnement plutôt premium, qui implique d'obtenir des audiences massives pour rentabiliser leurs investissements", décrypte Gilles Pezet, expert médias chez NPA Conseil. En matière de contenus premiums, Imdb.tv, le service AVOD lancé il y a moins d'un an par Amazon, n'est pas en reste. La plateforme vient d'ajouter des séries comme Lost et Desperate Housewives à son catalogue et envisage d'investir dans du contenu original. On peut également citer Quibi, cofondé par l'ancienne patronne de HP, Meg Whitman, autour d'une offre mobile-first et de contenus courts. Le positionnement de cet acteur lancé début avril n'est pas sans rappeler celui des pionniers du marché asiatique, l'autre marché fort de l'AVOD. "En Asie, les leaders sont des plateformes vidéo mobile gratuites qui, une fois qu'elles peuvent s'appuyer sur une base installée, investissent dans du contenu exclusif, notamment le sport, pour compléter leur offre avec un service premium et payant", constate Ariane Bucaille. Ce modèle freemium est rendu possible par la taille du marché asiatique. Un acteur comme Hotstar a réussi à y atteindre les 200 millions d'abonnés.

"Nous n'en sommes encore qu'aux débuts en Europe, l'usage est moins installé"

Difficile pour les acteurs européens d'espérer atteindre de tels chiffres, le marché étant beaucoup plus petit et fragmenté. Rakuten TV, qui a lancé son offre d'AVOD en octobre 2019 suite au rachat de l'espagnol Wuki.TV, revendique être le numéro un de son secteur du haut de ses… 8 millions d'utilisateurs. Il est pourtant présent dans une quarantaine de pays et chez les quatre principaux fabricants de TV connectées qui ont même intégré un bouton Rakuten TV sur leurs télécommandes (soient près de 90 millions de foyers). "Nous n'en sommes encore qu'aux débuts en Europe, l'usage est moins installé", rassure le vice-président Europe du Sud de la division advertising du groupe, Edouard Lauwick. Il faut dire aussi que le catalogue de Rakuten TV souffre de la comparaison avec celui de Netflix. La plateforme recycle une bonne partie des vieux catalogues de films dont les droits sont plus abordables. "Mais Netflix est aussi passé par là. Plus de 50% du contenu proposé à son lancement avait plus de 5 ans selon une étude menée par Ampere Analysis", remarque Sébastien Robin, consultant spécialisé dans la vidéo OTT. Rakuten.TV commence d'ailleurs à investir dans du contenu exclusif et frais, à l'image de la série en huit épisodes tournée avec le FC Barcelone (dont sa branche e-commerce est sponsor) ou du documentaire tourné sur une autre star du football, le Sénégalais Sadio Mané.

"En France aussi, une offre financée par la publicité pourra exister"

En Europe, le Royaume-Uni et l'Allemagne sont, sans surprise, les têtes de ponts de l'AVOD. Ce n'est pas un hasard s'il s'agit des deux seuls pays européens où l'Américain Pluto.tv s'est déjà lancé. "La France a deux ou trois ans de retard sur ces deux marchés", estime Sébastien Robin. Il faut dire qu'on est loin d'avoir atteint la subscription fatigue de nos amis américains. "Derrière Netflix, il n'y avait, jusqu'à l'arrivée de Disney+, pas grand monde, rappelle Gilles Pezet. On est d'ailleurs à une moyenne de 1,5 abonnement par foyer contre 4 aux Etats-Unis." Reste que les Français seront eux aussi amenés à faire un jour des choix. "Ce qui permettra à une offre publicitaire d'exister", estime Sébastien Robin. Les leaders du marché sont pour l'instant deux plateformes bien connues des Français : MyTF1 et 6play.

"Le marché français de l'AVOD est drivé par l'offre des chaînes de TV qui y voit surtout un bon complément à leur offre linéaire", note Ariane Bucaille. TF1 a toutefois montré les muscles en procédant l'été dernier à une refonte de sa plateforme. "Nous sommes le premier acteur en France à mettre en place une stratégie AVOD pérenne, avec plus de 4 000 heures de contenus exclusifs MyTF1, en plus des 3 000 heures de replay", se félicite le directeur des antennes du groupe, Xavier Gandon. La plateforme a acquis les droits de séries étrangères comme Clique ou ANZAK Girls et s'est même lancé dans la production de TV réalité digitales comme "Jazz et Laurent, la famille s'agrandit" dont certains épisodes cumulent plusieurs millions de vues. "Ces investissements sont directement intégrés au budget global des programmes de la chaîne", précise Xavier Gandon. Celui-ci était de 985 millions d'euros en 2019. Côté audience, cela reste balbutiant. Ces contenus exclus contribuent à 15 à 20% de l'audience de la plateforme. Le replay reste donc le pilier de l'offre de MyTf1. Ce qui fait dire à Ariane Bucaille qu'il ne faut pas s'attendre à "une révolution de l'économie globale de la TV hexagonale".

D'autant que les acteurs français n'ont pas les moyens d'un Netflix qui perd énormément d'argent et "ne sera rentable qu'une fois atteint le seuil des 400 millions d'utilisateurs", comme le rappelle Sébastien Robin. Les TF1, Rakuten.tv et consorts vont d'ailleurs devoir vendre pas mal de publicités pour espérer s'aligner sur les revenus des plateformes de SVOD. "Les CPM du marché français sont, pour une raison que je ne m'explique pas, deux fois inférieurs à ceux des marchés anglais et allemands", rappelle Sébastien Robin. A 15 euros du CPM, soit 15 euros toutes les 1 000 publicités, il faut diffuser 10 publicités par jour et par utilisateur pour atteindre un ARPU de 5 dollars par mois, selon les calculs de notre expert. C'est pour un acteur comme TF1, qui accole deux à trois pré-rolls par programme, plus que jouable. "Plus les groupes sont gros et ont des régies digitales bien dotées, plus il est facile d'espérer rentabiliser ce type de service", note Gilles Pezet. Une solution évidente serait d'opter pour une alliance, comme celle qu'ont lancée ProSiebenSat.1, Discovery, ARD et ZDF en Allemagne avec Joyn. Ça ne sera pas le cas en France. Salto, la plateforme qui réunit TF1, France Télévisions et M6, sera exclusivement payante. "En France, c'est chacun de son côté pour l'AVOD et Salto pour le payant", résume un dirigeant de chaîne.

"A 15 euros du CPM, soit 15 euros toutes les 1 000 publicités, il faut diffuser 10 publicités par jour et par utilisateur pour atteindre un revenu par utilisateur de 5 dollars par mois"

Du côté des annonceurs, la demande est réelle. Avant même son lancement, Quibi, qui est également disponible en France, annonçait avoir vendu l'intégralité de son inventaire pub pour sa première année d'exercice (soit 150 millions de dollars) à 10 annonceurs dont Procter & Gamble, Taco Bell, Pepsi, T-Mobile, Google et Walmart. La plateforme propose un format révolutionnaire "responsive" qui permet à la publicité vidéo de s'afficher différemment selon que l'utilisateur la consulte de manière verticale ou horizontale. Aux Etats-Unis, Hulu a, lui, accumulé près de 670 millions de dollars de chiffre d'affaires publicitaires en 2019, dont la moitié sur le seul dernier trimestre. Si la publicité reste un business périodique, et que la fin de l'année est toujours un moment fort, cela traduit une forte accélération du business. La plateforme permet carrément de cibler les binge watchers. L'occasion pour une marque de sponsoriser un épisode qu'un utilisateur s'apprête à voir au cours de son marathon de visionnage. Hulu, qui refond l'ensemble de son offre pub en 2020, veut également permettre aux utilisateurs de choisir les types de publicités qu'ils acceptent de recevoir. Autre format testé, pause ads : quand l'utilisateur fait une pause dans son épisode, une bannière translucide l'enjoint à profiter de cette parenthèse pour acheter un produit qu'il a déjà consulté sur un site e-commerce via du retargeting. La plateforme, qui lance sa verticale Hulu Kitchen, envisage d'y intégrer des ustensiles de cuisines de marques partenaires, que les abonnés pourraient acheter d'un simple clic.

Tous ces acteurs proposent également aux annonceurs de faire du ciblage pub avec de la data socio-démo et comportementale. "La télévision adressée permet de proposer des spots différenciés selon le téléspectateur, en fonction de différents critères comme l'âge, la catégorie sociale ou le lieu géographique", rappelle François-Xavier Le Ray. En clair, de faire comme sur le Web mais dans un contexte plus premium, digne de la TV. "90% de notre inventaire provient des TV connectées en France", chiffre Edouard Lauwick. La plateforme envisage de permettre aux marques de s'associer à des contenus spécifiques dont elles se sentent proches.

Les Rakuten.tv et consorts sont d'autant plus optimistes qu'ils voient dans leur modèle AVOD une alternative à l'offre de Google et Facebook. Alors que ces derniers captent près de 70% du marché de la pub digitale, les annonceurs français veulent avoir d'autres options. "Les plateformes AVOD permettront aux annonceurs d'étendre leur reach tout en conservant le sérieux avantage de proposer des environnements contextuels sécurisés, adaptés à tous les publics", ajoute François-Xavier Le Ray. Aux Etats-Unis, c'est déjà une réalité bien ancrée. En France, l'évangélisation est moins prononcée. "Je pense qu'il va s'écouler au moins deux ans avant que le marché décolle vraiment dans l'Hexagone", estime Sébastien Robin. Un pronostic d'autant plus vraisemblable que le coronavirus est, depuis, passé par là. Car il est plus difficile d'innover et de prendre des risques dans un marché atone…

Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de mai, un dossier sur le marché de l'advertising video on demand, une interview du groupe Seb, le baromètre du programmatique, un focus sur la pub dans les push notifs et  un sujet sur Kawarizmi.