L'interprétation in concreto de la neutralité du net

La Cour de justice de l'Union européenne vient d'interpréter pour la première fois le principe de neutralité du net. Elle rappelle l'étendue de ce principe aux fournisseurs d'accès à Internet. Ces derniers ne doivent pas donner un avantage commercial à certaines applications ou limiter les droits des internautes.

Depuis trois ans, les États-Unis ont mis fin à la neutralité du net. L’abrogation de leurs règles relatives à la neutralité d’Internet a eu pour conséquence de permettre aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) de refondre la façon dont les Américains utilisent Internet. Ces fournisseurs doivent uniquement divulguer les changements de modalités d’accès à Internet. La vision mercantile adoptée par  les États-Unis est à l’opposé des normes de l’Union européenne.

Le 15 septembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie pour la première fois d’une question préjudicielle par la Cour hongroise afin d’interpréter la notion de neutralité d’Internet. Ce principe assure une ouverture d’Internet. En l’espèce, la société Telenor qui fournit des services d’accès à Internet propose deux offres groupées d’accès préférentiel. Dans ces offres, le trafic de données généré par certaines applications et certains services n’est pas décompté de la consommation du volume de données des clients, après l’épuisement d’un certain volume prédéterminé par l’accord. Ainsi, les clients ne peuvent plus utiliser que ces applications et services, alors que d’autres services ou applications sont bloqués ou ralentis. Les juges de l’Union européenne sont amenés à interpréter le règlement n°2120/2015 du 25 novembre 2015 établissant des mesures relatives à l’accès à un Internet ouvert, notamment les paragraphes 1 à 3 de l’article 3 de ce règlement. Cet article interdit aux FAI de mettre en place des accords ou des pratiques commerciales limitant l’exercice des droits des utilisateurs finals et en interdisant les traitements discriminatoires du trafic sur Internet.

1. L’interdiction de la limitation des droits des internautes

Les paragraphes 1 et 2 de l’article 3 du règlement n°2120/2015 du 25 novembre 2015 établissant des mesures relatives à l’accès à un Internet ouvert interdisent la limitation des droits des utilisateurs finals. Cette interdiction permet de garantir un accès à un Internet ouvert et ne doit viser que des accords relatifs au prix, au volume de données et au débit correspondant.

Afin de mieux appréhender les mesures, le législateur de l’UE a imposé une évaluation de l’incidence des accords ou pratiques commerciales des fournisseurs d’accès à Internet sur les droits des utilisateurs finals. Ces utilisateurs finals peuvent être des professionnels ou des consommateurs. Les éléments d’évaluation reposent sur l’ampleur du FAI sur le marché, ainsi que sur l’ensemble des accords et des pratiques commerciales du fournisseur. Ils reposent également sur les conséquences des accords pour les entreprises des applications ou services.

Les accords ne doivent pas amplifier l’utilisation de certaines applications ou services au détriment d’autres. En l’espèce, certaines applications ou services peuvent être utilisés sans restriction alors que d’autres ne sont plus accessibles ou avec un accès ralenti après l’épuisement d’un volume de données. Cette limitation d’accès engendre une limitation importante des droits des utilisateurs finals, qui est interdite par le droit de l’Union européenne.

2. L’obligation d’un traitement non discriminatoire du trafic sur Internet

Cette jurisprudence confirme une obligation générale de traitement égal, sans discrimination, restriction ou interférence du trafic des fournisseurs de services d’accès à internet. Il ne saurait être dérogé à cette obligation au moyen de pratiques commerciales mises en œuvre par ces fournisseurs ou d’accords conclus par ceux-ci avec des utilisateurs finals.

Toutefois, les FAI ont la possibilité d’adopter des mesures raisonnables de gestion du trafic. Ces mesures raisonnables doivent être fondées sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de services de certaines catégories spécifiques de trafic. Cela signifie que les considérations commerciales ne peuvent pas limiter le trafic sur Internet. En l’espèce, ce sont des considérations commerciales qui créent une différence de traitement entre les clients des FAI. De plus, pour être raisonnable, les mesures doivent avoir une durée déterminée et être nécessaires pour permettre à un fournisseur de services d’accès à internet, soit de se conformer à une obligation légale, soit de préserver l’intégrité et la sûreté du réseau, soit de prévenir ou de remédier à sa congestion. Ces exigences ne font pas l’objet d’une obligation d’évaluation. En l’espèce, les offres du fournisseur d’accès à Internet sont des mesures de blocage ou de ralentissement du trafic appliquées en complément du tarif nul dont bénéficient les utilisateurs finals. Les mesures rendent techniquement plus difficile, voire impossible, l’utilisation des applications et des services ne relevant pas de  ce tarif. Ces mesures prises sur des considérations commerciales constituent des traitements discriminatoires du trafic sur Internet et peuvent donc être qualifiées d’illicites.

La Cour de justice interprète pour la première fois la neutralité du net et affirme que les droits des utilisateurs d’Internet ne doivent pas être limités et qu’il ne doit pas exister de traitement discriminatoire du trafic. De plus, elle définit les limitations à ces deux obligations. Cette jurisprudence correspond à l’esprit du règlement de 2015 qui veut un Internet ouvert. Il a également le mérite de fixer clairement des limites aux pratiques des fournisseurs d’accès à Internet.