L'inflation peut-elle revenir ?

Est-ce le retour des années 1970 ? A trente ans d’intervalle, les coïncidences sont troublantes

Ben Bernanke, le patron de la réserve fédérale (la banque centrale américaine), a fait, un peu avant tout le monde, de cette interrogation son obsession : les effets désinflationnistes de la globalisation sont-ils derrière nous et l’inflation peut-elle revenir miner nos économies ? Et c’est de sa part, d’autant plus méritoire que cet universitaire réputé fut un des grands spécialistes de la déflation dont les travaux ont porté principalement sur la Grande Dépression.
Mais voilà. L’inquiétude monte depuis vingt ans, l’inflation, autrement dit la hausse générale des prix, avait pratiquement disparu de nos pays laminés par l’hyperconcurrence et la montée en puissance des pays à bas salaires. Or, nous sommes en train de vivre de ce point de vue un basculement, car longtemps un facteur de désinflation, les pays émergents deviennent, par leur soif de consommation, un facteur d’inflation et poussent à la hausse les prix de nombreux produits (du  pétrole au mais, mais en passant par l’acier ou l’aluminium).

Les tendances inflationnistes vont-elles redevenir (ir)résistibles ?

Et-ce que le retour des années 1970 ? A trente ans d’intervalle, les coïncidences sont troublantes. Un déficit de la balance courante américaine qui se creuse, une guerre à l’étranger à financer, des pressions conséquentes à la baisse sur le dollar, des troubles au moyen –Orient qui contribuent à l’envolée des prix du baril, des économies asiatiques qui se développent à grande vitesse et pour finir le retour annoncé de……..l’inflation. Un mot que l’on avait (presque) oublié. Tout comme sa traduction concrète dans les prix de notre vie quotidienne. Voilà plus de vingt ans que la hausse des prix (en tout cas calculée par l’institut français de la statistique) est descendue en dessous des 3 % l’an. Le temps d’une génération.
Presque une éternité dans notre subconscient de consommateur. Et c’est au moment ou la baisse des prix affiche une nouvelle chute historique (la dérive des prix est limitée à + 1,8 % en 2007) que le spectre des années 1970-1980 refait surface tandis que la <<ménagère >>, qu’elle ait plus ou moins 50 ans, ne parle déjà plus que de l’envolée du prix de l’essence, mais aussi du prix des petits pois, des yaourts ou du camembert. Comme en écho à ce débat présidentiel Giscard-Mitterrand du 10 Mai…1974 (l’année ou l’inflation grimpa à + 13,7 %) totalement dominé par le débat sur la hausse des prix, ou François Mitterrand jeta à la tête de son adversaire le prix de l’huile et s’attira cette réplique cinglante de Giscard : << la hausse des prix de l’arachide, nous n’y pouvons rien, elle est entièrement importée. C’est un très mauvais exemple, Monsieur Mitterrand !>>
 
Importée ou pas, c’est un fait, l’inflation a galopé en France pendant toutes ces années 1970 qui furent marquées par les deux chocs pétroliers de 1973_1974 et de 1979_1980 (le prix relatif du pétrole sera multiplié par 14 entre 1970 et 1981) et par de fortes augmentations de salaires (notamment du Smic) dans la foulée des évènements de mai 68.
L’inflation qui évoluera entre 10 % et 15 % pendant près d’une décennie (élu exactement sept ans plus tard jour pour jour, le 10 mai 1981, François Mitterrand héritera d’une hausse des prix de 13,6% en 1980  et de 13,4 % en 1981) restera dans l’histoire économique française contemporaine comme l’épisode le plus important d’une inflation forte et prolongée en temps de paix.

A l’époque, cette inflation à deux chiffres n’a rien d’une exception française, mais caractérise l’ensemble des économies occidentales. Aux Etats-Unis comme en Angleterre ou en Italie, la dérive est la même.
Il faut dire que les banquiers centraux se montrent bien légers en ce début des années 1970. Ainsi, la réserve fédérale laissera la masse monétaire augmenter de près de 40% en l’espace de deux ans pour favoriser la croissance et……… la réélection de Richard Nixon. La divulgation des enregistrements du Watergate révélera d’ailleurs qu’Arthur Burns, le président de la Fed, avait été fermement << invité >> par la Maison Blanche à conduire une telle politique…Au cours de la décennie 1970, les taux d’intérêts réels sont carrément devenus négatifs de 1974 à 1977 aux Etats-Unis, en 1975-1976 en Allemagne, de 1974 à 1980 en France et de 1973 à 1980 au Japon.
Pris de remords sans doute, les gouvernements et plus encore les banques centrales feront bientôt de la lutte contre l’inflation plus qu’une priorité, une ardente obligation. Peu à peu, les banquiers centraux réduisent la liquidité en surveillant cette fois l’évolution de la masse monétaire  comme le lait sur le feu : c’est l’époque ou M31 devient << la >> star de la politique monétaire sans pour autant renoncer totalement à l’arme des taux d’intérêts2. Dès le milieu de la décennie 1980, la flambée des prix marquera le pas, mais ce sera au prix d’un cout économique et social considérable ; En France, par exemple, il faudra bloquer les salaires  et peser sur la demande en maintenant des taux d’intérêt très élevés, ce qui se révélera désastreux pour l’investissement, l’emploi et la modernisation de l’économie française.
  1. la masse monétaire au sens large, c’est-à dire- l’ensemble des liquidités détenus par les agents économiques non financiers : billets, dépôts bancaires, comptes d’épargne, fonds (Sicav) monétaires.
  2. La politique monétaire peut, pour réguler l’économie, utiliser la quantité de monnaie en circulation mais aussi rendre l’argent plus ou moins << cher>> en augmentant ou en baissant le taux d’intérêt.

D’autres facteurs ont joué aussi dans cette bataille contre l’inflation

La libération des prix en France, par exemple, en 1986 sous le gouvernement Balladur. Preuve s’il en était besoin que la concurrence ne nuit pas à la stabilité des prix…. Surtout, l’accélération de la globalisation qui, en généralisant la concurrence au niveau mondial, a, dans la dernière décennie du siècle, ramené progressivement la dérive des prix là ou elle avait commencé : + 0,5 % en 1999 (+ 0,1 % en 1902).
D’une mondialisation à l’autre, la boucle était bouclée. En attendant le prochain << épisode >> inflationniste.
L’un des principaux effets de la globalisation a été en effet de faire baisser les prix dans les pays développés et ceci est encore le cas aujourd’hui. Les courroies de transmission de cette désinflation  sont désormais bien connues. D’abord, la globalisation favorise la << modération >> des salaires dans les pays avancés lesquels, depuis dix ans au moins, ont augmenté moins vite que la productivité en raison des délocalisations, des destructions d’emplois industriels et de la nature des emplois crées (temps partiels, petites entreprises de services, emplois précaires…)
Ce premier effet est naturellement désinflationniste. Les modèles montrent que la déformation durable des revenus en faveur des profits réduit chaque  année l’inflation (puisque la baisse de la part des salaires, en exerçant moins de pression sur les couts de production, dispense les industriels de trop augmenter leurs prix) de 0,7 point aux Etats-Unis, 1 point en zone euro, 0,6 au Royaume-Uni et 0,3 au japon. Quant à la hausse des couts salariaux  et des prix dans les pays émergents, qui est appelé à s’amplifier et est naturellement inflationniste, elle est jusqu’ à présent restée modérée parce que, dans ces pays, les salaires sont globalement faibles et que les migrations internes-dont le potentiel est encore important-limitent leur hausse.
La globalisation est évidemment également désinflationniste en raison de l’augmentation de la part des pays émergents dans le commerce mondial comme de la consommation des grands pays de l’OCDE,

Compte tenu des bas prix qui sont pratiqués par ces producteurs. On l’a dit, la théorie monétariste fait sens lorsqu’on est au voisinage du plein-emploi des capacités de production. Autrement dit, lorsque l’offre ne permet plus de faire face à la demande, en tout cas avant que des nouvelles capacités soient construites. A ce moment- là, un supplément de moyens de paiement ne peut que faire monter les prix.
Mais avec l’intégration économique et financière du monde, ce ne sont plus les capacités de production locales mais les capacités mondiales qui comptent. Il ne suffit plus que l’utilisation des capacités soit forte (les experts parlent d’output gap faible) dans les pays de l’OCDE pour que l’inflation revienne dans ces pays, puisque pour satisfaire leur demande intérieure, il leur suffit de substituer des importations à la production domestique.
Dans cette situation de forte intégration économique du monde, ce n’est pas le taux d’utilisation des capacités  ou la croissance du crédit dans les pays avancés mais dans l’ensemble du monde qui détériore le risque de hausse des prix. Or, les pays émergents continuent de conquérir des parts de marché. On pense bien sur aux produits chinois, mais aussi- et notamment en Europe- à ceux des pays d’Europe centrale. L’examen détaillé des exportations chinoises à l’aide d’une classification internationale en 5 000 produits réalisé récemment par des chercheurs du Cepii montre que l’empire du milieu vend aujourd’hui presque autant de produits qu’un pays comme l’Allemagne et sur des marchés de plus en plus nombreux. La présence chinoise, expliquent-ils, est désormais effective sur 335 000 marchés dits<< élémentaires>> (par exemple, celui des machine à coudre à usage ménager au Japon), soit pratiquement autant que pour  l’Allemagne (352 000). Un chiffre qui a été multiplié par deux en dix ans ; Ils montrent aussi que les prix des produits chinois restent très bas. En moyenne, les producteurs chinois sont trois fois moins chers que leurs homologues européens sur l’ensemble des marchés.
La différence s’explique en partie par le fait qu’il ne s’agit pas tout à fait des mêmes produits en termes de qualité et que les concurrents occidentaux de la Chine montent en gamme pour échapper à la concurrence prix frontale. Impossible d’ignorer non plus la question du taux de change : arrimé à une monnaie qui se déprécie (le dollar), le renminbi apparaît de plus en plus sous-évalué non seulement par rapport au billet vert mais surtout par rapport à l’euro….. Sans parler, bien entendu, du niveau des salaires et de  la protection sociale en Chine. Toutefois, quel que soit le mouvement des changes, l’avantage prix des industriels chinois n’est pas près de disparaître. Et continuera à faire son effet sur le papier de la ménagère occidentale.
Ce qui passionnant aujourd’hui, c’est que cette situation est en train de changer sous nos yeux. Des projections réalistes montrent que, dans quelques années, les effets inflationnistes de la globalisation(hausse des prix des matières, augmentation progressive des couts de production dans les pays émergents, appréciation de leurs devises) devraient finir par l’emporter  sur ses effets désinflationnistes. En tout cas, il s’agit d’une hypothèse qu’il convient de ne pas négliger.

Plusieurs éléments militent en ce sens : d’abord, l’augmentation des salaires  dans les pays émergents et celle de la demande qui lui serait associée finiront bien par réduire l’écart  de prix et donc l’effet désinflationniste des importations en provenance de ces pays (sans oublier l’augmentation probable de leurs taux de change, à commencer par celui du renminbi). Une évolution à laquelle il faut ajoute, en ce qui concerne les pays avancés, l’augmentation annoncée du prix des services dans les pays ou leur demande progresse rapidement (ce qui est déjà le cas aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ou leur prix progresse actuellement de 3,5 % à 4 % l’an, tirant l’indice des prix vers le haut).
Mais c’est surtout la hausse programmée du prix des matières premières (même si, à court terme, un ralentissement mondial peut les faire baisser temporairement) qui devrait nourrir dans les années qui viennent les tendances inflationnistes. On sait que la forte croissance mondiale en général, et chinoise ne particulier, stimule la demande de matières premières et débouche sur une hausse continuelle de leur prix relatif.
Depuis le début du siècle, le prix du pétrole a été multiplié par six, celui des métaux non précieux par quatre, les métaux précieux par trois et les produits alimentaires ont augmenté d’environ 50 %.
Bref, les prix des matières premières sont sur une tendance furieusement haussière. Compte tenu du poids des importations d’énergie, de produits alimentaires de biens intermédiaires, de la hausse des prix de ces biens et de leur poids dans l’indice des prix, le supplément tendanciel d’inflation lié aux hausses des prix des matières premières peut être estimé à 0,6point par an aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, 0,4 point en zone euro et 0,1 au Japon.
Dans les années qui viennent, l’inflation dans les pays de l’OCDE devrait être le résultat du conflit encore indécis entre forces inflationnistes (prix des matières premières, couts de production en hausse dans les pays émergents, forte demande de services dans certains cas dépréciation durable du change) et forces désinflationnistes (faible hausse des salaires, augmentation de la part de marché des produits des émergents).
A court terme c’est plutôt inflationniste aux Etats-Unis et dans une moindre mesure au Royaume-Uni, neutre au Japon et encore désinflationniste en zone euro. Mais pour combien de temps ?
La question qui se pose désormais est donc de savoir comment les banques centrales vont réagir à la hausse des pressions inflationnistes qui se dessinent.
Elles ne devraient pas cette fois tolérer que les taux d’intérêts réels redeviennent négatifs, comme dans les années 1970.Aujourd’hui, compte tenu de leur mandat, il est très probable que les banquiers centraux décident de résister à ces pressions inflationnistes surtout liées à la hausse du prix des matières premières. On peut donc tout à fait imaginer que la réserve fédérale, par exemple, repasse à un objectif d’inflation totale et non d’inflation sous-jacente, c’est-à dire hors effets des fluctuations du prix de l’alimentation et de l’énergie. Des pressions inflationnistes sérieuses, dans les années qui viennent, pourraient donc bien déboucher non sur une hausse de l’inflation, qui serait combattue avec la dernière énergie par les autorités monétaires, mais sur une hausse des taux d’intérêt nominaux et réels.
Or, si ce scénario devait prendre corps, il faut bien voir qu’il interviendrait dans un contexte ou les agents économiques sont très endettés.
On a en effet observé depuis le milieu des années 1990 une forte augmentation du taux d’endettement du secteur privé (surtout les entreprises à la fin des années 1990, surtout les ménages dans la décennie 2000) aux Etats-Unis comme dans la zone euro (hors Allemagne). Au Japon, il s’agit d’une augmentation du taux d’endettement public.
Dans tous les pays, le taux d’endettement global est élevé, longtemps stimulé par le bas niveau des taux d’intérêt réels et par l’abondance de la liquidité mondiale dont on sait qu’elle résulte essentiellement de l’accumulation de réserves de change par les pays émergents et exportateurs de matières premières. S’il y avait, dans les années à venir, incapacité à supporter les taux d’endettement hérités de la période de taux d’intérêt faibles, en raison de la hausse des taux d’intérêt réels, ceci annoncerait un crise économique et financière sévère.