Réarmement : un nouveau complexe militaro-industriel est-il en train de voir le jour en Europe ?
Quatre milliards d'euros de subventions. C'est ce que Berlin envisage de débloquer pour ses industries lourdes, afin de les aider à affronter la hausse des coûts de l'énergie. La preuve que le vent a définitivement tourné en Allemagne. Longtemps réticent à une politique industrielle pilotée par l'Etat (modèle plutôt prôné par la France) et à creuser les déficits, le pays n'hésite désormais plus à mettre la main à la poche pour aider son industrie chancelante, source de sa puissance économique.
Mais une révolution parallèle est également à l'œuvre outre-Rhin : l'antimilitarisme qui y régnait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n'est plus à l'ordre du jour, et une politique rapide de réarmement a été entamée sous la direction du chancelier précédent, le socialiste Olaf Scholz. Les quatre milliards d'euros de soutien aux industries lourdes doivent aussi se lire dans ce contexte. En effet, investir dans la défense ne signifie pas seulement acheter des munitions, des avions et des chars. Conçue de manière souveraine, une politique de défense européenne doit s'appuyer sur tout un complexe militaro-industriel cohérent, dont les industries lourdes allemandes doivent logiquement faire partie.
Des synergies croissantes entre industriels civils et militaires
Sur un continent qui s'est partiellement désindustrialisé depuis les années 1980 (surtout pour les pays d'Europe de l'Ouest, France et Royaume-Uni en tête), reconstruire un complexe militaro-industriel souverain est une lourde tâche. Mais plusieurs signes montrent que le concept est en train de faire son chemin. Durant l'été 2024, l'équipementier automobile Continental AG a ainsi annoncé un accord avec Rheinmetall, géant allemand de l'armement dont le carnet de commandes a explosé depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine et la politique de réarmement amorcée outre-Rhin. Suite à cet accord, des ouvriers qualifiés de Continental AG, dont l'usine, ébranlée par la crise que traverse le secteur automobile allemand, était menacée de fermeture, ont été débauchés par Rheinmetall.
L'équipementier automobile est désormais en discussions avec Hensoldt. Ce fabricant de systèmes de radar, utilisés par l'armée ukrainienne, négocie en effet le recrutement de quelques centaines d'ouvriers supplémentaires auprès de Continental AG et Bosch. "Nous profitons des difficultés du secteur automobile", avoue sans ambages le directeur général d'Hensoldt, Oliver Dörre, dans un entretien accordé à l'agence Reuters.
Rheinmetall ne se contente pas de débaucher le personnel qualifié des industriels : il met également la main sur leurs usines. Le groupe a récemment affiché sa volonté d'acquérir le site d'Osnabrueck, une usine fermée par Volkswagen, que le géant de l'automobile cherche dorénavant à réaffecter. Rheinmetall souhaite s'en servir pour produire des véhicules militaires.
Le groupe allemand de l'armement n'est pas le seul à tisser des synergies avec l'industrie civile. Le groupe franco-allemand de l'armement KNDS a en début d'année racheté une ancienne usine ferroviaire d'Alstom, située à Görlitz et que le groupe avait prévu de fermer d'ici mars 2026. KNDS prévoit d'y assembler le char de combat Leopard 2 et le véhicule de combat d'infanterie Puma.
Inversement, certains groupes industriels civils en quête de diversification de leurs revenus lorgnent du côté de l'industrie de la défense. C'est le cas de… Volkswagen, dont le patron, Oliver Blume, a dernièrement évoqué son intention de produire des équipements militaires.
Contacté sur ce point, un porte-parole de l'entreprise affirme que celle-ci "évalue actuellement son portefeuille en matière de composants, de fabrication, de logistique et de solutions logicielles" pour déterminer ce qui pourrait être utile à l'industrie de défense, et affirme que "le focus serait particulièrement sur les véhicules commerciaux, transporteurs et voitures individuelles susceptibles d'être adaptés pour un usage militaire". En revanche, "la production d'armes est exclue." Renault, de son côté, affirme avoir été approché par le ministère des Armées pour plancher sur la production d'une usine de drones en Ukraine. L'allemand Daimler Trucks vient quant à lui de signer un partenariat stratégique avec Arquus, fabricant français de blindés légers. Une manière de trouver de nouvelles sources de revenus pour les professionnels européens de l'automobile, qui subissent de plein fouet la hausse des coûts de l'énergie, un marché domestique morose, la concurrence chinoise et les droits de douane de Donald Trump
Retrouver de hautes cadences
Aux spécialistes de la défense, les industriels civils peuvent apporter un savoir-faire non négligeable : celui de produire massivement. "Depuis le début de la guerre en Ukraine, les Etats européens ont entamé une réflexion sur comment réadapter leur industrie à une production de masse, afin de rapidement remplir des stocks qui étaient historiquement bas, puisque le besoin n'était plus là depuis la fin de la Guerre froide. Les capacités industrielles tournaient au ralenti, juste assez pour sauvegarder le minimum vital. Sauf qu'aujourd'hui, on est dans une phase de prise de muscles", estime Maxime Cordet, chercheur à l'IRIS, spécialisé dans l'industrie européenne de défense.
"Or, quand un industriel de l'armement produit 500 véhicules, son homologue de l'automobile en produit des millions. Pour certains équipements militaires, cette capacité à produire beaucoup et à simplifier les processus de production, ce qui implique aussi de savoir acheter en gros des matériaux bruts, peut-être très utile. Il y a donc ici des synergies qui sont possibles."
Rheinmetall a ainsi vu son carnet de commandes s'accroître de 45% d'une année sur l'autre, passant de 38 milliards d'euros en 2023 à 55 milliards d'euros en 2024. Au cours des 12 prochains mois, elle s'attend à recevoir jusqu'à 40 milliards d'euros de nouvelles commandes. Même chose chez MDBA, le fabricant européen de missiles, dont le carnet de commandes n'a jamais été aussi plein (37 milliards d'euros) et le chiffre d'affaires aussi élevé (4,9 milliards d'euros en 2024). Tout cela exige de produire à des niveaux inédits, une lourde tâche pour ces professionnels. L'an passé, le ministre des Armées Sébastien Lecornu s'était d'ailleurs impatienté sur ce point, dénonçant une production "trop lente" due selon lui à "une tentation de faire du flux tendu et de ne pas avoir suffisamment de stocks de matières premières ou de composants."
Recruter les talents nécessaires
Comme l'illustrent les débauchages d'ouvriers spécialisés auxquels se livre Rheinmetall, les synergies propres à la mise en place d'un complexe militaro-industriel intégré viennent répondre à un autre besoin : le manque de main-d'œuvre industrielle qualifiée. Confrontée à un vieillissement de sa population ainsi qu'à une désindustrialisation depuis plusieurs décennies, l'Europe manque en effet de travailleurs compétents pour répondre aux besoins de l'industrie d'armement. Rien qu'en France, l'Institut Montaigne estime que 100 000 scientifiques et techniciens manquent chaque année.
Or, les professionnels de l'armement ont de gros besoins. Le groupe de sidérurgie allemand Thyssenkrup recherche 1 500 travailleurs pour ses chantiers navals de Wismar, dans le nord de l'Allemagne, où sont produits bateaux et sous-marins. Rheinmetall prévoit de son côté d'augmenter sa main d'œuvre de 29% d'ici 2028, ce qui représente 9 000 travailleurs supplémentaires, principalement des ingénieurs, techniciens et ouvriers qualifiés.
"Dans tout l'aval de la chaîne de production, assemblage, chaînes de montage, etc., la main d'œuvre des industriels civils a de quoi intéresser les professionnels de l'armement", estime maxime Cordet. En outre, "chaque Etat demande un certain nombre de normes et de certifications aux industriels pour que leur armement soit apte à l'utilisation par les militaires. La modernisation des moyens de production s'est donc faite plus vite chez certains industriels civils que chez les industriels militaires du secteur terrestre. Sur tout ce qui est systèmes autonomes, IA, connectivité, l'automobile a ainsi été en avance, ce qui attire les industriels de l'armement. On voit donc de plus en plus de débauchages d'ingénieurs automobiles là-dessus."
Une commande publique qui bénéficie… aux US
Un bémol, toutefois : pour que la hausse des dépenses militaires décidée par les pays européens permette la formation d'un complexe militaro-industriel intégré sur le Vieux continent, encore faut-il que la commande publique profite à ces industriels. Or, c'est loin d'être garanti : depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, 78% des dépenses militaires européennes ont profité à des acteurs extérieurs. Les Etats-Unis se sont arrogés à eux seuls 63% du gâteau.
"Les industriels européens attendent des commandes importantes pour vraiment passer à l'échelle. Car ce sont elles qui permettent de produire massivement, donc d'amortir les coûts infrastructurels. Les industriels ne vont pas anticiper la création d'une usine entière avec des centaines, voire des milliers d'emplois, sans assurance qu'elles ont un marché qui les attend. Or, pour l'heure, il y a beaucoup d'effets d'annonces, mais on achète en pratique encore beaucoup aux Etats-Unis."