Le département est-il insubmersible ?

De l'acte II de la décentralisation (2004) à la réforme des collectivités (2010-2014), Céline Moyon et Stanislas Boutmy, de l'agence de notation des collectivités territoriales Public Evaluation System, analysent l'évolution des finances des départements français.

Du département hérité de la III° République au nouvel acteur des solidarités

En décembre 1789, l'Assemblé Constituante consacra "80 petits roquets plutôt que 15 gros chiens loups". (Sieyès) Moins d'un siècle plus tard, les lois de 1871 et 1884 définirent les relations des départements et des communes avec le pouvoir central. La décentralisation, amorcée par les lois Defferre (1982-1983), a entériné la constitution des régions, les dotant des mêmes prérogative de collectivités que les communes et les départements. Suppression de la tutelle préfectorale, élection de l'exécutif et définition d'un socle de compétences ont définitivement assis l'image d'un département cheville ouvrière des politiques de solidarité, entre les 36 000 communes de proximité et 22 régions chargées de la missions de planification.

 le projet initial de la loi de 2004 : en finir avec le département

L'acte II de la décentralisation qui s'ouvre avec la révision de la Constitution du 28/3/2004 devait consacrer le duo intercommunalités - régions, voulu comme le nouveau nouveau couple paradigme de l'action territorialisée, présumé plus en phase avec les interactions nécessaires à la gestion des politiques publiques. A l'heure des communications dématérialisées et de la mondialisation, de la technicité accrue de l'action publique, l'échelle pertinente de gouvernance pouvait-elle encore se calquer sur 36 000 communes (dont environ 900 de plus de 10 000 habitants) et sur des départements dont l'aire était définie par la distance parcourue à cheval ?

Les ambiguïtés du débat parlementaire, la tenue d'élections régionales en 2004, le poids des compétences déjà exercées par chaque échelon, l'onction du suffrage universel direct profitant aux communes et échappant aux intercommunalités, vont déboucher sur une loi relative aux Libertés et Responsabilités locales qui, le 13 août 2004, scelle un peu plus le caractère incontournable et pivot du département dans l'exercice de la solidarité nationale. Depuis 1789, la conciliation de l'unité nationale et l'exercice de pouvoirs locaux demeure vivement questionnée. C'est encore aujourd'hui selon cette matrice qu'est interrogée la compensation des transferts de compétences en matière de prestation sociales par l'Etat aux départements : si le montant des minima sociaux demeure défini par le législateur (soit une égalité de traitement en tout point du territoire) et si les ressources fiscales ainsi que les charges sont inégalement réparties, comment concilier l'exercice de l'autonomie locale avec l'impérieux égalitarisme des territoires, imposant d'offrir à chaque département les capacités financières de mener sa propre politique ?

 les compétences transférées : une expertise confortée sur les compétences sociales

Cette conciliation est devenue difficilement tenable à mesure que la loi de 2004 a produit tous ses effets. Depuis 1982, les départements sont compétents, pour l'essentiel, en matière d'investissement et d'entretien des collèges, de prestations d'aide sociale, d'entretien des routes. Les lois de transfert se sont succédées : RMI (2003) puis RSA (2008), personnels d'entretien des établissements scolaires (2004), handicap (2005), aide sociale à l'enfance (2007). Les départements ont du intégrer des personnels d'Etat, gérer de nouvelles prestations sociales (APA, PCH, RSA) et coordonner l'ensemble du parcours d'insertion des personnes en situation de chômage, de handicap et des enfants en danger.

 un rôle de gestionnaire pleinement assumé et modernisé

Cette mutation, si elle entraîne une nette dégradation des marges de manoeuvre financière, a surtout conforté l'expertise des départements dans la gestion des solidarités, avec un personnel spécialisé et diversifié. Sur les quelques 239 000 agents départementaux (auxquels ils conviendrait d'ajouter environ 38 000 assistantes maternelles), 26% d'entre eux sont des ingénieurs, techniciens ou contrôleurs de travaux, 15% travaillent à l'entretien des collèges, 14% exercent des fonctions d'éducateur ou de conseiller-assistant socio-éducatif et 10% d'entre eux relèvent du secteur médico-social[1].

 Cette spécialisation se fait évidemment au risque de délaisser d'autres fonctions essentielles du département : les fonctions d'aménagement du territoire (routes départementales et nationales transférées, aides aux communes pour les infrastructures, gestion des espaces naturels). Chacun pourra le constater, plus les dépenses de gestion augmentent, plus l'investissement en pâtit, et plus le département doit concentrer son effort financier sur des dépenses impératives, largement définies au niveau national.

Des situations financières dégradées, assises sur des ressources spéculatives

 + 13,5 Md de dépenses de fonctionnement / +12,2 Md de recettes

Entre  2004 et 2009, la surface financière des département s'est ainsi singulièrement accrue passant de 36,7 Md d'euros de dépenses de fonctionnement hors dette (dépenses de personnel, aides sociales, subventions, frais généraux) à 50,2 Md. Dans la même période, les recettes de fonctionnement (fiscalité et dotations) sont passées de 45,1 Md d'euros à 57,3 Md d'euros. Les capacités d'investissement sans recours accru à l'emprunt ont fondu. A cette observation s'ajoute une précision, la nature profondément modifiée des ressources.

 des mécanismes de financement de l'investissement à revoir

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2004 et 2008 sont deux années d'élections cantonales. © Public Evaluation System

De 2004 à 2009, les départements ont accru leur effort d'investissement dans les mêmes proportions que la variation de l'indice des coûts de construction (ICC) : en termes réels, les départements n'ont pas plus investi en 2009 qu'en 2004.

En revanche, la montée en charge des transferts de compétences (des dépenses croissantes, visibles surtout après l'intégration des personnels d'Etat à compter de 2007) a nettement dégradé les comptes du fonctionnement courant des départements : les dépenses augmentent plus vite que les recettes et l'épargne se situe désormais à un niveau nominal inférieur à celui de 2004. Conséquence mécanique, l'endettement des départements augmente. Une modération cependant, en comparant la situation des départements avec d'autres échelons de collectivités : le ratio de solvabilité que Public Evaluation System mobilise dans sa notation annuelle des collectivités, soit l'encours de la dette rapporté aux recettes de fonctionnement, définit un délai moyen de remboursement de la dette de 6,4 mois pour les départements et 8,2 mois pour les régions, en 2009.

Cette prudence des départements vis-à-vis de l'endettement est d'autant plus notable quand on mesure l'ampleur de la dégradation de leurs comptes de fonctionnement : autre ratio mobilisé dans notre notation, celui de rigidité indique la part des dépenses incompressibles dans le budget. Il est passé, en moyenne, de 70 à 77% sur la période 2004-2009.

Derrière les moyennes, c'est un nombre encore plus croissant de départements en situation peu manoeuvrable : 32 départements en 2009 contre 3 en 2004 ont une rigidité supérieure à 80%. Dans ce contexte, la compensation des charges et leur inégale répartition sur le territoire a envenimé le débat entre l'Etat et les collectivités.

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La rigidité des départements. © Public Evaluation System

 une profonde modification des ressources

Le principe d'une compensation à l'euro près des transferts de compétences est consubstantiel au processus de décentralisation entamé en 1982. Mais les dynamiques d'évolution contrastées entre les dépenses transférées et les recettes de compensation ainsi que l'exclusion du champs de la compensation des compétences nouvelles, votées par le législateur, entament sérieusement les capacités de financement des départements. Surtout, les recettes sur lesquelles ils peuvent d'appuyer désormais sont, au mieux, peu évolutives, sinon hautement exposées à la conjoncture économique.

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Les ressources ont profondément évolué. © Public Evaluation System

Des ressources peu évolutives : leur montant est déterminé par le calcul du droit à compensation, indépendamment des efforts de revalorisation salariales et des prestations décidées par les collectivités. Pour les départements, une part du produit des taxes intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) et sur les conventions d'assurance (TSCA) alimente le fonds de compensation, avec un risque évident en cas de mutation de comportements.

Des ressources exposées à la conjoncture : si les impôts locaux ont longtemps été assis sur une assiette foncière relativement stable, la réforme de la taxe professionnelle indexe désormais une large part de la fiscalité directe des départements sur la valeur ajoutée produite par les entreprises et réduit leur faculté de modulation des taux d'imposition à la seule taxe foncière (acquittée environ aux deux tiers par les ménages et pour un tiers par les entreprises).

Une autre source de financement a largement alimenté la polémique : les droits de mutation. Le produit a cru à mesure de l'envolée des prix et des transactions immobilières dans un certain nombre de départements. Objet de toutes les attentions, marqueur idéal des inégalités de richesse, leur poids dans les finances des départements doit toutefois être tempéré : si en termes nominaux la croissance du produit est vertigineuse, elle est loin d'être régulière et, rapportée à la croissance des budgets, les droits de mutations couvrent de moins en moins de dépenses : le produit couvrait 9,7% des dépenses hors dette en 2004, 6,4% en 2009. L'instauration d'un fonds de péréquation sur cette ressource offre un signal politique favorable, sans conséquences notables sur l'équilibre macro-financier des départements : 9 millions seraient reversés par exemple à la région Nord-Pas-de-Calais dont le budget global avoisine les 2 milliards d'euros...

Dans ce contexte, la loi portant réforme des collectivités avec l'élection d'un conseiller territorial commun aux régions et départements ne pourra faire l'impasse sur la question du financement des compétences définies au plan national. Une tâche complexe attend donc les nouveaux exécutifs.

[[1]] Nb : si l'on compare la structure des emplois avec les régions, nous obtenons 10% d'ingénieurs, techniciens et contrôleurs de travaux ; 68% d'agents d'entretien des lycées ; moins de 1% dans l'éducateur et l'animation ; presque aucun agent dans le secteur médico-social. Les agents exerçant des fonctions d'administration générale ou transversales (administrateurs, attachés, rédacteurs et adjoints administratifs) représentaient 31% des effectifs départementaux et 20% des effectifs régionaux (pour un total un peu supérieur à 72 000 agents dans les 26 régions). Données au 31 décembre 2008, source INSEE, enquête sur les personnels des collectivités territoriales et des établissements publics locaux.