Filmer sans surveiller, le casse-tête des villes pour glaner de nouvelles données

Filmer sans surveiller, le casse-tête des villes pour glaner de nouvelles données L'analyse vidéo automatisée via l'intelligence artificielle a transformé les caméras en capteurs de données sur la ville. Mais les collectivités ont du mal à profiter de ces nouvelles opportunités.

Fin 2019 (dernière donnée disponible), les 50 communes françaises de plus de 90 000 habitants étaient équipées de plus de 11 000 caméras. Un chiffre qui avait plus que doublé par rapport à 2013. Des caméras principalement utilisées par des policiers pour surveiller les territoires et leurs populations. Mais de nouveaux usages automatisés se sont développés ces dernières années, avec l'amélioration de technologies basées sur l'intelligence artificielle, comme la reconnaissance d'images et la vision par ordinateur, qui permettent à une machine d'étiqueter, compter et comprendre ce qu'il se passe dans un flux vidéo. 

Le premier usage de ces technologies qui s'est largement développé reste sécuritaire : il consiste à analyser les flux de vidéosurveillance pour détecter automatiquement toutes sortes d'incidents de sécurité comme pourrait le faire un policier. Mais avec la promesse de passer à côté de moins d'incidents, puisqu'il est impossible de mettre un humain derrière chaque caméra. On ne parle pas ici de reconnaissance faciale, toujours interdite en France malgré quelques expérimentations hasardeuses ça et

Gestion du trafic, comptage, dépôts sauvages...

La start-up XXI, fondée par William Eldin, qui s'était fait connaître dans les années 2000 avec sa société de détection des radars Coyote, propose ce genre de services d'analyse vidéo à une trentaine de villes comme Saint-Ouen, Toulouse, Suresnes ou encore Levallois-Perret. "Cette dimension surveillance et sécurité est notre cheval de Troie pour entrer dans les collectivités car nous savons ce qu'elles veulent", assume-t-il. "Mais nous voulons ensuite inciter les villes à aller vers d'autres applications de ces technologies". 

Car au-delà de la sécurité, les villes se rendent comptent du potentiel des caméras, non pas pour surveiller leurs administrés, mais pour accéder à de nouvelles données ou remplacer d'anciennes méthodes de collecte d'informations. "On peut venir brancher sur les caméras des systèmes de gestion et de comptage du trafic, par exemple pour produire des statistiques sur les différents modes de transport utilisés ou accorder des priorités différentes aux feux tricolores pour avantager certains types de mobilités", détaille Quentin Barenne, fondateur de Wintics, une société spécialisée dans l'analyse vidéo automatisée des mobilités urbaines. L'entreprise travaille notamment avec la ville de Paris sur le comptage du trafic cycliste sur les pistes cyclables les plus fréquentées de la capitale et analyse leur influence sur les voies adjacentes. "L'analyse vidéo permet aussi de repérer les dépôts sauvages de déchets", ajoute-t-il. 

Galère juridique

Mais aujourd'hui, ces nouveaux usages se heurtent à un obstacle majeur en France. Le réseau de caméras de surveillance installées ces dernières décennies est presque exclusivement contrôlé par la police dans des centres de supervision dédiés, ce qui rend très difficile l'utilisation des caméras à d'autres fins que la surveillance et la sécurité. "La barrière est beaucoup plus organisationnelle et juridique que technique", confirme Quentin Barenne. Une tâche pas impossible, mais contraignante, ajoute William Eldin. "D'autres fonctionnaires que la police ont le droit d'accéder à la vidéosurveillance, mais il faut faire une demande à la préfecture et justifier les finalités du traitement".

Chez Wintics, Quentin Barenne affirme avoir réussi à ouvrir de manière pérenne l'accès à une partie des caméras de police d'une ville de l'Ouest parisien (qu'il n'est pas autorisé à nommer) par ses agents municipaux. "L'enjeu est de se mettre d'accord sur les sorties de données pour bien siloter afin de s'assurer que les agents municipaux ne reçoivent pas les données à destination de la police et inversement." Mais l'opération, organisée sur un petit nombre de caméras, n'est pas forcément réplicable à grande échelle. D'ailleurs, le responsable du numérique d'une grande ville française, conscient de cette problématique et du besoin d'unifier la vidéosurveillance et l'analyse vidéo municipale, s'avoue pessimiste sur la possibilité d'y arriver à court terme. "Il faudra changer les termes des appels d'offres. Cela ne sera fera même pas lors du prochain renouvellement de nos systèmes de vidéosurveillance, mais plutôt lors de celui d'après, car cela nécessite de repenser complètement nos organisations." 

Gâchis d'argent public

Résultat de ces difficultés juridiques et pratiques, de nombreuses villes finissent par se doter de leurs propres caméras qui viennent s'ajouter à celles de la police, dans un gâchis manifeste d'argent public. "Les caméras sont au même endroit, filment les mêmes choses, mais n'ont pas les mêmes destinataires et finalités", se désole Quentin Barenne. Le dilemme des villes se résume-t-il donc à attendre des années pour pouvoir agir ou s'y mettre maintenance en gâchant de l'argent de des ressources ? Pas tout à fait, tempère le dirigeant de Wintics. "Lorsqu'une ville déploie des caméras pour compter le trafic à la place de technologies comme les boucles de comptage au sol, plus onéreuses, moins précises et qui nécessitent des travaux de voirie, elles réalisent tout de même des économies".

Dernier obstacle, plus politique celui-ci : faire accepter par la population des nouvelles caméras, qui ne surveillent pas directement les passants, mais demeurent braquées sur eux. En particulier pour des majorités qui ont promis en campagne des moratoires sur la vidéosurveillance, mais s'intéressent tout de même aux caméras en tant que capteurs de données. Là aussi, des solutions techniques existent pour empêcher ces outils d'être détournés à des fins de surveillance. Notamment le fait de réaliser des traitements de données en edge, c'est-à dire que les caméras ne remontent et n'enregistrent aucun flux vidéo, mais seulement les données produites par l'analyse en temps réel de ce flux. Autre solution, celle des caméras thermiques qui peuvent tout à fait remplir des missions de comptage du trafic, mais ne produisent que des pixels noirs ou blancs et ne filment donc pas de données personnelles, contrairement aux caméras traditionnelles qui peuvent capter les visages des passants. Quoiqu'il en soit, entre les entraves techniques, juridiques et politiques, il faudra encore des années avant que les caméras servent à comprendre la ville plutôt qu'à la surveiller.