Avec Chrome, Google risque de perdre sa poule aux œufs d'or
Si la justice américaine force Google à se séparer de Chrome, il perdra une grande partie de sa domination dans la publicité en ligne et mettrait un coup à sa stratégie IA.
Dans une célèbre scène de la série Mad Men, réagissant à l'interdiction pour les cigarettiers d'utiliser des arguments santé dans leurs publicités, Don Draper affirme qu'il s'agit de la plus grande opportunité dans l'industrie de la publicité depuis l'invention des céréales. Nul doute que le protagoniste principal de la série aurait été également enthousiasmé par l'actuel procès antimonopole mené aux Etats-Unis contre Google, qui promet lui aussi de transformer le monde de la publicité de manière radicale.
En août, une cour fédérale américaine a décrété que Google exerçait un monopole sur la recherche en ligne, violant la Section 2 du Sherman Antitrust Act de 1890, qui interdit les monopoles. Le tribunal a ainsi estimé que Google profitait de sa position dominante pour créer de fortes barrières à l'entrée afin de couper l'herbe sous le pied de ses concurrents. L'aboutissement d'un procès démarré quatre ans plus tôt, dans un contexte de sévérité croissante des autorités américaines face à la position dominante des géants technologiques. On attendait depuis que le Département de la Justice américain propose des solutions afin de remédier à cette situation, la plus radicale étant un démantèlement de l'entreprise.
Chrome, au cœur de la machine de guerre
Mi-novembre, le département de la Justice a fait un pas dans cette direction, suggérant que forcer le géant californien à vendre son navigateur Chrome permettrait d'ouvrir davantage d'opportunités aux concurrents de Google sur le marché de la recherche en ligne. "Vendre Chrome empêchera Google de contrôler ce point d'accès critique à la recherche, et permettra à des moteurs rivaux d'accéder au navigateur qui, pour tant d'utilisateurs, constitue la porte d'entrée de l'Internet", peut-on lire dans un document de 23 pages publié par le département de la Justice.
Si elle venait à être confirmée, cette décision serait cataclysmique pour Google. En effet, pour l'entreprise, Chrome n'est pas qu'un simple navigateur Internet. Il se trouve au cœur de sa machine publicitaire, qui fait de l'entreprise une redoutable machine à cash.
Environ 90 % des recherches totales effectuées sur le web passent par Google, et 60% des internautes utilisent le navigateur Google Chrome. Cela en fait de très loin le navigateur le plus utilisé au monde, devant Safari d'Apple (18% de parts de marché). Or Chrome permet à Google de collecter un grand nombre de données supplémentaires au-delà de la recherche en elle-même, comme les recherches annexes effectuées par l'utilisateur, sa localisation, la façon dont il réagit à certaines publicités plutôt qu'à d'autres, ainsi que ses sites favoris. Une sorte de Spyware à l'échelle mondiale.
"Toutes les activités effectuées par les internautes sur le navigateur Chrome sont collectées par Google et viennent nourrir la capacité de l'entreprise à effectuer des publicités ciblées, avec une précision qui lui permet de se différencier sur le marché. Chrome constitue un moyen de centraliser les différentes bribes d'informations sur tout ce que l'internaute fait en ligne", résume Mike Shields, un consultant indépendant spécialisé dans les media et la publicité en ligne.
Une expertise qui s'avère extrêmement lucrative. En 2023, le groupe Alphabet a généré plus de 230 milliards de dollars de revenus publicitaires, qui représentent la grande majorité de l'argent généré par l'entreprise (307 milliards au total). Google compte à lui seul pour 28% des revenus publicitaires totaux générés dans le monde !
Chrome est en outre un bon moyen pour Google de promouvoir ses propres produits et de maintenir ses utilisateurs dans son écosystème, qui comprend par exemple Gmail pour les courriels et Gemini pour l'intelligence artificielle (IA) générative.
Les conséquences d'un éventuel démantèlement
Un démantèlement signifierait pour Google la perte de l'accès aux données qu'il collecte aujourd'hui via Google Chrome, et une obligation de composer avec des lois de plus en plus restrictives quant à la protection de la vie privée des internautes, selon Jason Kint, à la tête de Digital Content Next, une organisation à but non lucratif basée à New York et produisant de la recherche sur l'économie numérique.
"Si Chrome devient une société indépendante, les données qu'il collecte constituent des données détenues par une partie tierce, ce qui fait intervenir les lois sur la protection de la vie privée. Google devrait donc trouver un moyen d'avoir un droit d'accès à ces données s'il veut continuer à pouvoir les utiliser.
Aux Etats-Unis, il n'y a actuellement pas de lois fédérales à cet égard, mais une variété de lois étatiques. En Californie, où se trouve le siège social de Google, celui-ci devrait demander aux utilisateurs de Chrome le droit de collecter ces données, et en cas de refus, il serait dans l'impossibilité de le faire. Google pourrait tenter de contourner le problème en se reposant davantage sur les données collectées via leurs autres applications, comme Gmail, ou via Android, mais ce serait tout de même un gros risque pour son modèle d'affaires."
Chrome & l'AI générative
Mais Chrome n'est pas seulement la pierre angulaire du modèle publicitaire de Google. A l'heure où le géant californien mène une lutte acharnée à ses rivaux comme Meta, Microsoft et OpenAI autour de l'IA générative, sa domination sur la recherche en ligne, dopée par Chrome, est un atout considérable pour accumuler les larges quantités de données nécessaires pour nourrir les modèles d'IA générative, et enrichir ceux-ci en permanence.
"97% des recherches effectuées en ligne passent par Google. A l'ère de l'IA générative, où il s'agit d'entraîner des grands modèles de langage avec d'immenses quantités de données, c'est un avantage certain sur la concurrence. La domination de Google sur la recherche en ligne est également un atout considérable pour la génération augmentée de récupération (RAG) : lorsque quelqu'un pose une question inédite à l'IA, Google peut comprendre le contexte bien mieux que ses concurrents, grâce à son accès aux données internet", affirme Jason Kint.
Bien sûr, l'obligation de se séparer de Chrome ne signerait pas la fin de la domination de Google sur la recherche en ligne. Mais si, comme le département de la Justice américain l'espère, cela permet de stimuler la concurrence dans ce domaine, cela signerait bel et bien la fin de la domination sans partage de Google sur la recherche, privant la société de son meilleur atout face à des rivaux comme Microsoft, Anthropic, Mistral et OpenAI sur l'IA générative.