Identifier les blessures causées par la crise et rebondir

Rappelons que le Kintsugi est dans la culture japonaise l'art de réparer des porcelaines brisées avec une technique qui laisse apparente les cassures en les soulignant avec des joints en or. Sa fracture ne signifie plus sa fin, mais le début d'un autre cycle, d'un renouveau.

C’est l’invention de ce nouveau cycle, sans effacer l’empreinte du passé et de ses épreuves et expériences, mais embelli, augmenté que nous souhaitons appliquer aux organisations dont les fractures ont été accentuées par la crise.

D’une façon générale, et sans s’appesantir plus sur le phénomène de « sélection naturelle » réalisé par le virus, nous dirons que les organisations qui étaient solides et réactives fin 2019 s’en sortiront mieux que les sociétés restées figées dans des fonctionnements vieillots et s’appuyant sur des croyances dépassées. Pour exemple, un média rapportait la semaine dernière les regrets d’un ancien dirigeant de l’aéronautique sur le manque de culture de l’expérimentation, le poids hiérarchique et l’absence de lâcher prise managériale qui lestent le secteur.

Le constat est qu’iI y a eu des changements rapides et imposés tels le télétravail et/ou le retrait d’activité, un sentiment d’isolement pour certains et d’inutilité (si on peut se passer de moi pendant 8 ou 10 semaines, c’est que je suis inutile) mais surtout énormément d’incertitudes couplées à la peur de la maladie pour soi-même et ses proches. Pour entrer plus profondément dans un inventaire des blessures affrontées, mais sans viser l’exhaustivité, nous les avons regroupées en trois classes :

  • Les blessures et fractures relatives au business, relevant soit de la relation client soit de la solution livrable,
  • Les blessures d’ordre humain, affectant tant l’individu que le collectif,
  • Et enfin les fractures observées dans les processus internes à l’organisation.

Parmi toutes ces blessures, certaines sont réparables et conduiront à une organisation « augmentée » et d’autres seront non réparables et resteront des fractures pour lesquelles le rebond – s’il est possible un jour – sera beaucoup plus long car fort probablement fondamentalement disruptif. Nous prendrons quelques exemples ci-dessous.

Blessures impactant le business :

Ce qui ressort de l’enquête que nous avons menée pendant le confinement auprès d’une cinquantaine de clients et prospects est d’abord lié à la relation client : des liens fragilisés qui dans certains cas vont jusqu’à la rupture de contrats ou l’arrêt de projets. Et ceci même avec des clients « référents » c’est-à-dire pour qui la confiance dans ses fournisseurs et prestataires remonte à très longtemps. Le stade ultime de ce type de fêlure étant bien évidemment la disparition d’une société ou l’effondrement d’une filière. Deux cas évidents sont le tourisme – incluant la restauration, les cafés et bars – et l’aérien. Dans ces deux exemples, la disparition brutale des clients imposée par les décisions des Etats, en sont la cause. Mais à quel rebond peut-on s’attendre pour eux ?

Si on s’intéresse à la solution livrable et à la chaîne de production, les fractures sont par exemple :

  •  L’interruption des chaînes d’approvisionnement, principalement parce les frontières avec des pays tiers se sont brutalement fermées (exemple la Chine)
  •  Le numérique qui s’est imposé trop vite et souffrant d’un manque d’infrastructure et d’outils adaptés quand la sécurité (cyber) ne se révélait pas un énorme risque de perte d’informations et de données,
  • Ou même l’inadéquation des offres proposées pendant et post-crise : le cas de certains réseaux bancaires que nous ne nommerons pas sont explicites.

Blessures impactant l’humain :

Nous avons déjà consacré deux articles  - Ce que nous expérimentons, ce n’est pas du télétravail, c’est du “confitravail” et  5 chantiers pour éviter les pièges de la révolution télétravail au sujet.  Ce qui prévaut au niveau individuel se nomme :

  • Peur de la maladie,
  • Sentiment d’inutilité quand on se retrouve du jour au lendemain en chômage technique,
  • Isolement ; les échanges informels de la machine à café manquent,
  • Incertitude pour le monde d’après quel qu’il soit,
  • Quel lien avec l’entreprise si le télétravail se « normalise » et comment façonner une culture d’entreprise pérenne.

Au niveau plus collectif, on retrouve des questions sur l’appartenance au groupe, sur l’employabilité versus de nouveaux talents qui ont pu voir le jour pendant la phase de confinement et surtout la question de la confiance : comment faire confiance aux autres membres du groupe pour travailler et de quelle confiance fais-je l’objet de la part de mon manager ?

Le dernier groupe de fêlures concerne les cassures au niveau des processus internes de l’organisation, parmi lesquelles on trouve :

  • Des processus trop compliqués ou pas assez dématérialisés, bousculés par le télétravail, des décisions qui doivent être décentralisées,
  • Les questions relatives à la réglementation : va-t-elle évoluer assez rapidement et dans ce cas engendrer quelles contraintes supplémentaires ? et les politiques gouvernementales et européennes (couverture télécom, débit internet, plan d’investissement européen) vont-elles suivre ?
  • Les opportunités d’automatisation de tâche à saisir : est-ce un danger ?

On réservera une place particulière au processus d’innovation : pour innover, il faut des interactions non planifiées et informelles ! donc il faut adapter télétravail et interactions informelles : la quadrature du cercle !

Les quelques exemples de blessures ci-dessus, nourrissent notre conviction qu’on ne peut pas repartir « comme avant » sans soigner, réduire les fractures, et intégrer les réflexions qui en découlent dans un nouvel ordre des choses. Pour cela, prenons deux exemples flagrants.

Exemple 1 :  dans le domaine de l’hôtellerie-restauration, les assureurs ont très vite été dépassés. Devant les nombreux recours des restaurateurs contre leurs assureurs qui refusent de prendre en charge leur perte d’exploitation liée à la pandémie, l’UMIH (’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie) dit "nous ne pouvons pas rester les bras croisés, il faut à tout prix aller vers une émancipation de notre secteur d’activité vis-à-vis des assurances traditionnelles. Nous allons élaborer une offre permettant de garantir les besoins essentiels des professionnels avec les bons niveaux de garanties, de cotisations et de primes, plus adaptés aux risques auxquels les métiers comme les nôtres sont confrontés". Un exemple de blessure liée au business, une situation contractuelle inchangée depuis des lustres – un modèle assureur/ intermédiaire qui a ignoré le client final - et  inadapté à la crise COVID-19.

Exemple 2 : la fracture impactant le processus d’innovation qui sans nul doute sera clé dans le futur. Nous avons souligné qu’il faut adapter télétravail et interactions informelles. Ceci implique de réviser le processus d’innovation pour définir des rythmes de séances présentielles, regroupant des points de vue différents, dont la finalité serait de poser des ambitions d’usage, de techniques ou de technologies. Entre deux réunions plénières, chacun travaille à son rythme ou fixe des rencontres en petit groupe pour travailler à l’ambition fixée (contribution propre et contribution attendue par le reste de la communauté), la mise en commun se faisant à la réunion plénière suivante et ainsi de suite. Le rythme des plénières dépend du degré disruptif de la solution recherchée mais ne devrait pas dépasser 3 semaines. On retrouve là le principe de fusion (plénière) – scission (travail individuel) bien connu des spécialistes de l’évolution des espèces vivantes.

Un troisième exemple pourrait être celui d’une fracture difficilement réparable dans le cadre d’un retournement voire d’une disparition d’organisation totalement dépassée par la concurrence.

Pour conclure, on voit bien la nécessité d’identifier et d’analyser en profondeur les fêlures engendrées par la crise pour pouvoir les réparer positivement et « augmenter » ainsi la pérennité de la société en résultant. Cette identification repose sur des techniques classiques de sondages et interviews, à l’aide d’outils adaptés comme Wittyfit par exemple, l’originalité se trouvant dans :

  • la dimension temps : pour aller à l’essentiel, contraignons le temps en partant du principe que les points principaux qui ont marqué cette période seront vite sur la table,
  • la représentativité du collectif et l’auto-organisation pour le recueil des éléments,
  • la cartographie des fêlures et de leur niveau d’impact sur les trois dimensions business, humain et processus internes, qui fera ressortir les réparations « kintsugi » possibles.

Un redémarrage sans cette phase clé conduirait, de notre point de vue, à un appauvrissement rapide de l’organisation.