Quand les restaurants doivent avoir fermé à 21 heures, l'aberrante exception française

Le couvre-feu mis en place samedi 17 octobre pour 4 semaines minimum met à genoux la profession de restaurateur déjà très affectée par la crise sanitaire.

Il est 19 heures. Thomas sort du travail. Il a rendez-vous pour dîner avec des amis au restaurant. En se pressant, il arrive à 19h30. Il salue ses amis, s'installe et commande : il est 20 heures. Il voit son plat arriver à 20h30. Mince, 20h30 ! C'est l'heure à laquelle il doit partir pour être rentré à 21 heures et respecter le couvre-feu mis en place samedi 17 octobre pour 4 semaines minimum. Une situation qui met à genoux la profession de restaurateur déjà très affectée par la crise sanitaire.

Mercredi 14 octobre, le Président de la République Emmanuel Macron s’est adressé aux Français pour annoncer un durcissement des mesures sanitaires face à la deuxième vague de Covid-19. Parmi ces mesures, la mise en place d’un couvre-feu en Ile-de-France et dans 8 métropoles de France particulièrement touchées par la pandémie : Aix-Marseille, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Rouen, Saint-Etienne et Toulouse. Le 22 octobre, le gouvernement français a étendu ce couvre-feu à 38 nouveaux départements à compter du 23 octobre. Si l’idée d’un couvre-feu peut être une solution, l’horaire est incompréhensible. 23 heures, voire même 22h30, aurait paru plus raisonnable et entendable.

De l’adaptation de la restauration

23 heures aurait permis aux restaurateurs de recevoir leurs clients, de pouvoir assurer au moins un service, dans le respect des gestes barrières et des mesures sanitaires imposées dernièrement : 1 mètre en chaque table, pas plus de 6 personnes à la même table, du gel hydroalcoolique sur chacune, le port du masque sauf quand le client consomme, la mise en place d’un carnet de rappel pour pouvoir reconstituer une éventuelle chaîne de contamination… La réservation et le paiement assis sont aussi vivement encouragés par les décideurs. Tout cela la profession était prête à s’y conformer.

Parmi les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire, la restauration n’a fait que s’adapter et s’adapter encore à chaque rebondissement. Premier coup dur : le confinement à partir du 17 mars. Les restaurants doivent fermer leurs portes, mettre leurs équipes au chômage partiel, gérer leurs denrées périssables, se préparer pour leur survie. C’est le moment où beaucoup passent au numérique avec des QRcodes, menus digitaux, applications… et au service de livraisons quand ils le peuvent. Le 2 juin, un peu après la fin du confinement, les restaurants réouvrent leurs portes après avoir revu leur aménagement et mis en place toutes les mesures sanitaires en vigueur, mais ils ont souffert avec -31% de chiffre d’affaires cumulés à fin avril.

Deuxième rebondissement dans certaines zones comme la métropole Aix-Marseille : la fermeture à 23 heures, puis minuit trente, de bars et restaurants entre le 25 août et le 5 septembre. S’ensuit un répit, de 3 semaines environ, où la profession peut reprendre son activité en respectant les normes sanitaires d’alors.

Troisième difficulté : le 23 septembre, le ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran annonce que les bars devront fermer à 22 heures et que les restaurants et bars dans la zone Aix-Marseille devront fermer totalement. Le 5 octobre, le préfet de police de Paris Didier Lallement annonce que les restaurants pourront rester ouverts dans toute la France à condition de respecter des règles plus strictes qu’auparavant. Une bonne nouvelle pour le secteur, qui peut enfin souffler un peu.

Et c’est l’uppercut aux annonces du 14 et 22 octobre : rideau à 21 heures pour au moins 4 semaines à compter du 17 octobre pour les premières zones désignées, puis à compter du 23 octobre pour les 38 nouveaux départements. Soyons lucides : ce n’est pas en étant ouverts que la journée que les restaurateurs pourront compenser la perte de chiffre d’affaires qu’ils enregistrent depuis le 17 mars.

Pourquoi 21 heures n’a aucun sens

Parce que dans un pays latin comme la France, cela ne laisse pas le temps de dîner. Être rentré à 21 heures après avoir dîné au restaurant implique de s’y retrouver extrêmement tôt et ne sera pas possible pour la majorité des Français. Tout dépend de sa situation professionnelle, personnelle, de son lieu d’habitation et des modes de transport. Certains diront d’aller dans un restaurant proche de chez soi mais les convives d’une même table n’habitent pas forcément au même endroit, et l’offre de restauration n’est pas la même dans toutes les villes concernées. Autre possibilité : le service de livraison. Il permettra de compenser légèrement mais ne remplacera pas les revenus habituellement collectés le soir. Et surtout il sera fini à 21 heures au plus tard : il faudra anticiper, ce que tous ne pourront pas faire non plus.

Parce que les Français se retrouveront quand même, souvent au détriment du respect des gestes barrières. L’homme est un animal social. Nous avons besoin de nous retrouver. Nous avons déjà souffert de cette raréfaction de contact pendant le confinement, certains ont même développé des troubles psychiques. Il ne faut pas croire que tous resteront sagement chez eux jusqu’au matin : les gens vont continuer de se voir mais dans la sphère privée. Y maintenir le respect des gestes barrières est très difficile, et c’est malheureusement pour le moment le seul moyen efficace que nous avons de lutter contre la pandémie. Ne vaut-il pas mieux permettre aux gens de se retrouver dans des conditions sanitaires correctes au restaurant plutôt que chez eux en ayant du mal à respecter la distanciation ? D’autant que pour retracer ensuite une chaîne de contamination dans la sphère privée, la tâche est plus ardue que dans un lieu de convivialité. Le peu de succès de l’application StopCovid tend à prouver que les Français ne souhaitent pas spontanément communiquer leurs faits et gestes au gouvernement.

Parce que les bars et restaurants ne sont pas les foyers de contamination majeurs. Santé Publique France, dans son étude épidémiologique du 8 octobre, indique que les principaux foyers de transmission du Covid-19 entre le 9 mai et le 5 octobre étaient les entreprises hors établissement de santé (25%), le milieu scolaire et universitaire (21%), le milieu familial élargi et les évènements publics ou privés rassemblant temporairement des personnes (17%). Au sein d’un restaurant, il est facile de faire respecter les gestes barrières par ses équipes et ses clients. D’autant que le restaurateur, soucieux de pouvoir poursuivre son activité, de ne pas fermer en cas de contamination, veillera à ce que les règles soient correctement respectées, y compris la tenue du carnet de rappels artisanal ou digital pour retrouver les cas contacts éventuels. La profession a déjà souffert et elle est prête à tous les efforts pour continuer d’exercer son métier. Mais c’est aussi le cas de ses clients : 93% se disent prêts à plus de vigilance sur les gestes barrières pour permettre une ouverture après 22 heures.

Parce que la France est la seule à proposer un horaire de milieu de soirée. Certes il est trop tôt pour savoir quel pays a bien géré ou pas la crise sanitaire mais si l’on regarde ce que font nos voisins européens, on remarque quand même une certaine cohérence. Soit ils ont totalement fermé les bars et restaurants, comme c’est le cas actuellement aux Pays-Bas, soit ils leur ont donné un horaire de fermeture qui permet un minimum d’activité pour remonter la pente : 23 heures en Allemagne, minuit en Italie, couvre-feu entre 1 heure et 6 heures du matin dans une partie de la Belgique. Évidemment tout vaut mieux qu’un nouveau confinement mais on peut quand même continuer à s’interroger sur cet étrange horaire. Que peut-il donc se passer à 21 heures en France ?