Consultant des temps modernes : peut-on encore "parler vrai" en entreprise ?

Qu’est-ce que "être vrai", "parler-vrai" ? Est-ce être juste ? Cru ? Clair ? Franc ? Direct ? Fort ? Proche ? Est-ce parler avec réalisme ? Brutalité ? Simplicité ? Vérité ? Courage ?

A chacun sa définition, celle de Francis Mer synthétisant, à mon sens, bien l’ensemble du florilège : « C’est dire ce que l’on pense et correspondre à ce que l’on dit ».

"Dire ce que l’on pense et correspondre à ce que l’on dit"... En apparence, une évidence !

Seulement en apparence. Car dans un univers qui aseptise et standardise, qui épie et punit les écarts, qui redoute et traque le risque, qui récompense pensée unique et conformisme, être vrai ne va guère de soi.D’ailleurs, bien souvent les gens l’associent à un acte de courage. Au point qu’être vrai, dans une réalité minoritaire dominée par le faux-semblant, nous force à recourir de plus en plus à la violence intérieure pour le rester.
Pourtant, que de gains !
Être vrai revitalise l’estime de soi et des autres. Un consultant qui avance dans ce sens, prend du plaisir à travailler et s’il prend du plaisir, alors la réussite n’est pas loin, car comme nous l’enseigne Denis Diderot : « Il faut être enthousiaste de son métier pour y exceller».

Être vrai invite l’autre à l’être aussi.

Auprès d’un Chef d’Entreprise qui en accepte les règles, être vrai, et donc parler vrai, établit les conditions d’un diagnostic et de remèdes communs, il favorise la consolidation et la contractualisation des rapports humains, il insuffle le sens de la responsabilité puisqu’il invite à assumer, il cimente la sincérité, l’entente, l’attachement, bref l’identité. Il créée même « la conscience individuelle et le passage à l’acte », selon Winston Churchill qui poursuit : « Ce qui est dur à entendre est une marque de respect et de considération ».Plus largement, dans l’entreprise, être vrai facilite la réconciliation avec une « confiance » malmenée, germe de la distance (voire du rejet) que les salariés manifestent régulièrement, lors de nos entretiens, à l’égard de leur dirigeant. De même parfois, à l’égard du consultant, en costume cravate et bien loin de pouvoir comprendre leurs problèmes, que nous paraissons être à priori !

Question de forme

"Quand le regard de l'adversaire détermine notre attitude, alors on a perdu." Michel Vaujour.

Instaurer le « être vrai », c’est d’abord en connaître les conditions.
Seul hic : si être vrai sécrète la confiance, celle-ci est un préalable au « parler vrai ». Et « la raréfaction de ce dernier constitue effectivement la preuve d’une société en perte de confiance » selon Pierre Bouretz, professeur de philosophie à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales).

Le consultant doit donc être dans une mission d’écoute vraie vis-à-vis du récepteur, et doit répondre à quatre questions :
  • Quel niveau d’écoute suis-je prêt à avoir avec moi-même ?
  • Quel niveau d’écoute suis-je prêt à avoir avec mon interlocuteur ?
  • Quel niveau d’écoute celui ci est-il prêt à avoir avec moi ?
  • Quel niveau d’écoute celui ci est-il prêt à avoir avec lui-même ? 
Le consultant doit être en confiance mais aussi en lucidité avec lui-même et avec le dirigeant.
Il doit s’assurer que l’envie d’amélioration existe, que les dispositions sont réunies, que le mouvement d’information est celui de la fluidité et non de la rétention.
Il doit, très tôt et à chaque instant, saisir la capacité du Chef d’Entreprise à entendre et à ingérer son propos, et savoir s’y adapter : « Sans langage commun les affaires ne peuvent être conclues.» nous dit Confucius.Cette adaptation justifie la variété de « parler vrai ».
La forme employée est déterminante pour atteindre le but et lorsqu’on parvient à « contextualiser », on peut dire beaucoup. Selon Jeanne Moreau, directrice de l’Institut de la qualité de l’expression, « le caractère brutal ou impulsif n’assure en rien que le parler est vrai. Un langage nuancé ou réfléchi peut être davantage vrai qu’une parole impertinente ou inflationniste, trop souvent assimilée au parler vrai ».

S’adapter à l’interlocuteur ne signifie pas se dénaturer

On peut être gracieux et communiquer une pensée forte. On est dans le vrai lorsqu’on a le souci de partager et de faire comprendre une pensée claire, juste, et argumentée. Il faut aussi, bien sûr, donner de la preuve, du concret, de l’exemple.

C’est justement là que le consultant se donne l’occasion de se montrer vrai : en illustrant son propos d’exemples vécus, détaillés, les plus concrets possibles. Ce sens du concret est particulièrement nécessaire dans notre métier qui peut, parfois, souffrir d’une image quelque peu « éolienne ».
De ces deux réponses orales, laquelle sonne le plus « vrai » :
  • Si les méthodes de notre cabinet de conseil sont efficaces ? 
Écoutez, ce n’est pas par hasard si nous réalisons plus de 50 % de notre chiffre d'affaires avec nos anciens client : Ils sont satisfaits !
  • Si les méthodes de notre cabinet de conseil sont efficaces ? 
Vous savez, il faut être conscient que lors de l’application des changements, des problèmes peuvent surgir et je crois que la mise en place de notre département contrôle, assistance technique, ne s’est pas faite par hasard. D’après moi cela constitue l’une des deux clefs de succès du cabinet dans la durée. En tous cas, ce que je peux vous dire c’est que la dernière semaine de septembre je suis allé effectuer un diagnostique à Montceau-les-Mines dans une entreprise de 50 personnes travaillant dans le textile (et oui il en reste et qui gagnent de l’argent). La problématique était rapidement claire pour moi : préparer la transition entre le père et le fils ! Et bien je peux vous dire que ça m’a fait quelque chose lorsque j’ai su que nous y étions allés il y à 29 ans pour préparer la transition entre le grand père et le père ! Nous y sommes aussi intervenus il y à 8 ans pour aider l’entreprise à prendre un virage important, dans le textile ça se comprend. Mais ce que je peux vous dire c’est que le regard confiant du père à mon égard, alors que je ne l’avais jamais rencontré, ça donne une certaine idée du fonctionnement éthique de notre cabinet !

Dialoguer vrai

"La communication commence quand nous osons parler en vérité de nous-mêmes. Nous n'avons pas besoin que l'autre soit gentil avec nous mais qu'il soit vrai." Thomas d'Ansembourg.

Pour que notre propos soit transféré avec efficacité, le dirigeant doit pouvoir estimer que le langage employé est cohérent avec notre personnalité. « Ce qui persuade, c'est le caractère de celui qui parle, non son langage» nous confirme Ménandre.Son appréciation dépend donc de l’image qu’il a de nous.
L’empathie est nourricière, mais la volonté de donner de soi et d’accepter d’être soi-même mis en difficulté, conditionne l’établissement d’un dialogue vrai.
Le langage de la vérité réclame de se placer en risque de la relation d’écoute et de dialogue, d’accepter de remettre en question ce que l’on sait, de reconnaître que l’on ne sait pas.
On ne peut pas tricher.
On se met en fragilité et on accepte un décentrement par rapport à son image. « Une relation « vraie » durable peut alors s’instaurer, qui ne va pas cesser de féconder », nous dit Éric Faÿ, enseignant en management des systèmes d’information à l’EM Lyon.C’est particulièrement important lors de l’entretien a vocation psychologique : Montrer sa propre fragilité, parler de ce qui nous motive, lui parler de nos parents, s’ouvrir au dirigeant, tout cela me paraît être le meilleur moyen de lui montrer ce que l’on attend de lui lors de cet entretien !
Le Chef d’Entreprise qui nous oppose une lourde carapace semble nous dire « Si tu veux que je te montre qui je suis vraiment, alors montre moi d’abord qui tu es, …vraiment ».
Il sera rassuré de ne pas se sentir en position de faiblesse, d’autant plus si nous lui montrons notre propre faiblesse.

Compromis

"La vérité n'est jamais amusante à dire, sans cela tout le monde la dirait." Michel Audiard

Mais devons-nous pour autant TOUT dire ?

L’omission n’entrave pas forcément le parler vrai et, même, peut y participer. Les silences, les non-dits, peuvent aussi traduire un parler vrai. L’économiste doit placer son interlocuteur dans les conditions propre à les entendre. Le dirigeant a souvent besoin d’être rassuré avant de pouvoir entendre la dure réalité.
Être vrai n’est pas tout dire, surtout lorsque la blessure ou l’humiliation menacent le chef d’entreprise. « Parler vrai devient alors lâcheté », selon le père Bernard Devert, fondateur d’Habitat et Humanisme.
La démarcation prend pour ligne ce qu’il qualifie « d’absence de perspective ». Lorsque parler vrai provoque l’inconfort, la démoralisation, la désespérance chez l’interlocuteur, « il faut savoir se taire ».Le consultant doit mesurer préalablement l’offre de rebond qu’induit son propos, et la capacité de rebond du dirigeant. Une disposition que Thierry Bourgeron, directeur des ressources humaines du groupe Casino, juge « capitale. Il faut toujours s’interroger : jusqu’où puis-je aller ? ». Parler vrai est donc un compromis, établi avec des « filtres d’intelligence émotionnelle » grâce auxquels la relation vraie prend la forme du dialogue constructif et s’oppose à celle du conflit stérile.
Dans le sens d’un échange intellectuellement honnête et sincère fondé sur le respect de la parole donnée, être vrai signifie exhorter son interlocuteur à comprendre et à réagir, le mettre en vigilance sans le réduire, l’encourager et l’aider à grandir. C’est aussi s’aider soi-même à grandir, car c’est savoir dire non, s’obligeant alors à se justifier, et c’est parfois être courageux.

Collusion

"Trois critères permettent de considérer une affirmation comme valide : la vérification par l'expérience directe, la déduction irréfutable, et le témoignage digne de confiance." Jean-François RevelPour autant, les obstacles au « parler vrai » ne manquent pas. Le manque de temps et l’immédiateté entravent l’accomplissement de l’investigation et de la vérification des informations qui exigent temps et recul. De cette course résulte une propension naturelle à « parler faux » », c’est-à-dire de manière bâclée, excessive. Ainsi dans l’entreprise : « Lieu d’antagonismes, de compromis, de coalitions temporaires, de pouvoirs, l’entreprise encourage ses collaborateurs davantage à se courber et à composer qu’à s’opposer et à prendre le risque de se distinguer. Car être vrai bouscule, dérange, remet en cause. Un désordre que les dirigeants souhaitent dans leurs discours mais répugnent dans les actes » nous précise Thierry Bourgeron.

Pourtant, ont-ils bien le choix ?

Pour assurer sa pérennité, l’entreprise peut-elle censurer les remises en question ? Parler vrai est source de tensions internes, or les dirigeants ne veulent pas prendre le risque d’être dépassés. Et ils confient parfois aux cabinets de conseils le soin de parler vrai pour eux. Mais le piège serait ici de rentrer dans le jeu du chef d’entreprise et de lui laisser le rôle de celui qui ne sait pas parler vrai… au risque de lui permettre de rester dans ce rôle au moment de la clôture !

Au contraire, la technique du pied-dans-la-porte implique que le dirigeant prenne déjà, devant nous, des petites décisions identifiantes allant dans le sens de celle, plus engageante, qu’il prendra en fin de mission.
Selon Joule et Beauvois, « L’effet de pied-dans-la-porte traduit un effet de persévération d’une décision antérieure, les sujets engagés dans un premier comportement librement décidé accédant plus facilement à une requête ultérieure plus coûteuse, bien qu’allant dans le même sens ou permettant une même identification » Tout se passe comme si l’engagement dans un type de conduite identifié (par exemple décider qu’en présence de l’économiste on ne le dérangerait pas, montrer qui est le véritable patron) débouchait sur un phénomène de persévération décisionnelle.
Si, par notre exemple, le dirigeant est invité à être vrai, il lui sera d’autant plus difficile de ne pas l’être jusqu'à la clôture de la mission.

Vengeances

"On ne motive pas les hommes avec des discours mais en respectant leurs aspirations profondes" Antoine RIBOUD

Reste que l’absence de parler vrai est moins préjudiciable qu’un parler vrai institué avec force et non appliqué ou tronqué. « Les effets de la distorsion sont redoutables », nous dit Jeanne Bordeau.
Les frustrations provoquées par la punition ou l’absence de récompense de son « parler vrai » ne menacent certes pas l’édifice mais l’infectent. « Les victimes optent soit pour la résignation, soit pour le coup de canif ».
En tant que conseil, les exemples ne manquent pas … et se retrouvent parfois dans le gonflement du poste Frais généraux ou Masse salariale de l’entreprise.
Dégradation du mobilier, négligence, faux arrêts de travail… autant de « mini-rébellions », de vengeances misérables, de mesquineries désespérées qui néanmoins ne sont pas plus condamnables que la cession de stock-options quelques semaines avant l’annonce d’une mauvaise nouvelle industrielle… Ou que la manipulation des actionnaires concernés par une OPA.
Notre rôle, à ce point, est de montrer au dirigeant l’importance d’être vrai. C’est à cette condition qu’il sera poussé par « soumission librement consentie » à se conduire ainsi avec ses collaborateurs, mais aussi, d’abord, avec nous.
Or nous avons terriblement besoin de sa congruence pour pouvoir réagir le plus finement possible à son véritable état d’esprit pendant la mission. Période où le dirigeant se trouve particulièrement bousculé, entre le chaud, le froid, le rêve et la peur : A chaque instant nous avons besoin de « mesurer sa température ». S’il se montre vrai, cela facilite notre travail !

Conclusion

"Le monde a l'habitude de faire de la place à l'homme dont les paroles et les actions montrent qu'il sait où il va."Napoléon III

Si l’intérêt d’être vrai ne fait pas de doute, l’énergie dépensée à coller à un personnage peut donc l’être à mieux com-prendre (prendre avec soi) notre interlocuteur. Cependant, ma petite expérience m’incite à vous avouer qu’entre savoir et faire réside un abime de faiblesse et qu’être vrai nécessite, d’une certaine manière, d’être un « héros du quotidien » pendant tout le rythme de la mission.
Alors « N’ayez pas peur » car «celui qui a confiance en lui mènera les autres. » nous dis Horace.
Soyez Vrai !