Petit traité de manipulation : le framing

Vous avez vos questions, j’ai mes réponses, disait Georges Marchais aux journalistes. Il n’avait pas tort d’être méfiant. La formulation d’une question induit sa réponse…

Dans une précédente chronique, j’ai commencé une étude des techniques de manipulation. En fait, il en existe énormément. L’homme est, par nature, irrationnel. C’est pour nous avoir rappelé cela que Daniel Kahneman a reçu le prix Nobel d’économie. Une des techniques de manipulation les plus puissantes est le « framing », traduit par « cadrage » en Français. La façon de formuler une question influe sur la réponse qu’on lui donne !

Quel taux de croissance faut-il pour supprimer le chômage ? Sous entend que le chômage est lié à la croissance et que l’économie est une loi de la nature. La BCE doit-elle imprimer de la monnaie comme la FED ?, sous-entend que le monétarisme, une variante du laisser-faire, est la seule option possible. De même, on nous dit que la France doit faciliter le licenciement pour devenir compétitive. Mais le principe du marché est l’échange, donc la différence, pas la concurrence, comme vient de le rappeler The Economist au sujet du monopole de Google.

Bien entendu, le framing est l’art du marketing. Mais ce sont nos partis politiques qui en font le plus brillant usage. La gauche est « de progrès », aux USA la droite est « pro life »... Qui voudrait-être anti progrès ou pour la mort ? Donc voter pour d’autres qu’eux ?

Utiliser le framing comme un pro

Les idées des Lumières fondent notre République. Elles voulaient la liberté de l’homme. C’est le « libéralisme ». Moyen ? La « raison » : se libérer c’est apprendre à penser par soi-même. Car l’asservissement est avant tout celui de notre esprit. Nous sommes « aliénés » : les idées que l’on nous a inculquées nous font servir les intérêts des autres. Et la marche victorieuse de la raison libérant le monde ? "C’est le progrès !", disent les philosophes. Voilà pourquoi l’Éducation nationale et ses hussards noirs ont joué un tel rôle dans notre histoire.

Le sens de libéralisme, progrès et éducation ont changé. Ils étaient associés au « bien ». Alors on a apporté leur capital de marque à des objets qui, selon nous, le méritaient mieux. Le principe fondamental du framing, c’est d’associer à un terme que la société aime, ce qui sert l'intérêt particulier.

Mais ce n’est pas que cela. « Vous avez fait une grande école, vous êtes intelligent, ce sera facile pour vous », m’a-t-on dit un jour. Le framing joue sur nos faiblesses. Sur nos ridicules, nos vices honteux… Mais, avant tout, sur le fait que l’on doit faire ce qui est sous entendu, pour ne pas perdre la face. Voilà ce qu’une équipe commerciale annonce à son centre de recherche : « 80 % de nos produits n’intéressent pas notre marché ». Que faites-vous si vous êtes le centre de recherche ? Vous niez et, en désespoir de cause, vous faites la démonstration de votre bonne foi en allant voir le dit marché. Ce que voulait votre équipe commerciale.

Rallumons les Lumières

Ceci vous inquiète ? Il y a une parade : les Lumières. Nous devons réapprendre à penser par nous-mêmes. Et si, pour commencer, nous faisions le contraire de ce que l’on nous dit ?...

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Compléments :
  • Pour une lumineuse introduction à l’irrationalité humaine : MYERS, David G., Intuition: Its Powers and Perils, Yale University Press, 2004.
  • Framing, ceinture noire : Sussman, Lyle, How to Frame a Message: the Art of Persuasion and Negotiation, Business Horizons, Juillet-Août 1999.
  • « I was framed » dit le détective des romans des années 20. « J’ai été victime d’un coup monté ». Voilà pourquoi j’ai conservé framing dans ce texte. Il me semble plus riche de sous-entendus que « cadrage ».
  • À l’époque de la guerre du Péloponnèse, les Grecs faisaient un grand usage de ce type de techniques. Depuis, elles reviennent avec chaque période d’individualisme débridé. De lutte de l’homme contre l’homme. Voir ce qu’en dit SAHLINS, Marshall, The Western illusion of human nature, Prickly paradign press, 2008.