L’après 18 octobre : le syndicalisme face au principe de réalité

Pour la première fois depuis des décennies, les partenaires sociaux arrivent à un tournant dans leur pratique de la négociation. Soumis à une obligation de résultat face à la multitude des réformes en cours, ils tiennent l'opportunité idéale de recouvrer leur crédibilité.

Après des décennies d'inertie, les réalités finissent par s'imposer

Depuis les premières grandes restructurations du type de celle de la sidérurgie des années 70, on n'a pas cessé de parler de management du changement. On a été beaucoup plus discret sur le changement de management - qu'exercent tous les acteurs en responsabilité : pouvoirs publics, patronats et syndicats - nécessaire aux adaptations drastiques qui s'imposaient dès cette  époque.

La mutation planétaire du travail, de l'emploi, de l'économie, de l'environnement comme des rapports sociaux entamée à cette époque, si elle a bouleversé les comportements sociaux, est restée dénuée de sens : que se jouait-il, pourquoi, comment, où cela pouvait-il mener ? Les décideurs politiques, patronaux et syndicaux en ont été d'abord perturbés et petit à petit décrédibilisés. Pour exemple la perte massive d'audience des syndicats, la représentativité contestée des organisations patronales ou la perte de crédit des politiques. D'une certaine manière, leur incapacité à donner sens à ce qui nous arrivait leur a fait perdre la maîtrise des événements pour ne plus en être que les objets. Au lieu de s'attaquer aux véritables problèmes qui émergeaient et de construire des solutions adéquates, les acteurs sociaux sont restés sur leurs bons vieux prés carrés, occultant l'avenir au profit du présent, dans un troc d'achat de la paix sociale contre le maintien des avantages acquis. A cela une très bonne raison : le prix très lourd à payer, pour tout décideur confronté au changement, d'avoir à interroger ses modes de lecture des faits, c'est à dire rien moins que sa manière de penser. Il leur a été plus facile de tordre les événements pour les rendre conformes à leurs pratiques que d'interroger celles-ci.
Une génération durant, le refus de changer de management a laissé les réalités à l'oeuvre et celles-ci ont fini par s'imposer, aujourd'hui, sous la forme que l'on connaît du travail, de l'emploi, comme de la crise de la protection sociale.

Sur ces terrains comme sur d'autres, nous vivons une apocalypse, c'est à dire étymologiquement un dévoilement, avec la mise à jour de tous les problèmes que de trop longue date on s'est évertué à enterrer. La multiplicité des réformes engagées par le gouvernement a le mérite de les sortir au grand jour, qu'il s'agisse des retraites, du financement de la sécurité sociale, du traitement des chômeurs, du marché du travail, des salaires...


Pour les partenaires sociaux, une opportunité sans précédent de se recrédibiliser

Les problèmes sont désormais sur la table, au regard de tous, le principe de réalité reprend sa place et met en pièce le confort intellectuel qui conduisait l'ensemble des partenaires, pouvoirs publics, patronats et syndicats, à éviter de résoudre les problèmes. La donne des rapports qu'entretiennent ces acteurs sociaux va s'en trouver radicalement modifiée, personne n'en sortira indemne. Dans les négociations nationales interprofessionnelles sur l'emploi, patronats et confédérations syndicales sont face à une opportunité sans précédent de se recrédibiliser en réhabilitant la négociation. Ils sont pour cela confrontés à une obligation de résultats. Mais le principe de réalité ne bouscule pas que les acteurs nationaux de la négociation interprofessionnelle : il malmène, et d'une manière tout aussi virulente, les acteurs des fonctions publiques comme de nos entreprises publiques. Jamais les gros bastions du syndicalisme du public n'ont été interpellés comme ils le sont aujourd'hui.

Pour la première fois, l'opinion publique est majoritairement dans l'acceptation de ce qui se prépare. Or, quelque conflit que ce soit, avec le service minimum ou pas, ne se gagne qu'avec l'opinion. Là encore le principe de réalité est à l'oeuvre.

Il n'est plus à démontrer, en effet, qu'un certain nombre d'acquis sociaux sont devenus « mortifères » aux principes fondamentaux qu'ils matérialisaient pour les salariés. Le taux de chômage en témoigne, la France occupe en Europe le 24ème rang sur 27 du fait notamment d'un marché du travail régi par tant de contraintes obsolètes et parfois contradictoires qu'elles nuisent autant aux salariés qu'aux employeurs. Autre exemple, c'est la solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle qui fonde notre système de retraite par répartition. Tout le monde sait qu'il faut le réformer dans l'équité et la juste prise en compte des pénibilités, au risque d'entraîner à terme des disparités sociales insupportables.

Tous ces acquis, construits il y a des générations avec les matériaux de l'époque, jamais actualisés par la négociation, ne pouvaient un jour ou l'autre que faillir à leur tâche. C'est aujourd'hui fait et l'opinion le réalise comme tel. C'est là une bombe dont la déflagration met en pièce rien moins que l'exclusive défense du statu quo qui constituait l'essence même de la pratique syndicale des bastions syndicaux du public. En effet, il se pourrait que la défense des acquis mortifères, si elle se poursuivait comme telle, puisse être suicidaire de ce type de syndicalisme.


Dans l'après 18 octobre, le syndicalisme ne peut plus jouer les conflits a priori

Il va falloir que le syndicalisme du public apprenne ce qu'il n'a jamais su faire. Il va falloir oser penser - il n'y a pas d'autre choix - qu'il vaut mieux, plutôt que d'aller en permanence à Canossa défendre ces statu quo, savoir négocier des acquis de substitution compensatoires à ceux devenus caduques et propres à mieux défendre les principes de la protection sociale.

Il va falloir, pour ne pas rééditer les effets pervers des acquis antérieurs, coulés dans le bronze pour l'éternité, les penser temporaires, renégociables, afin d'actualiser leur opérationnalité.

Il va falloir au syndicalisme, face à ses mandants inquiets, comme par exemple chez nos cheminots qui cumulent service minimum et régimes spéciaux, à la fois ne pas rester inerte sans mener prématurément la combativité à l'échec.

À jouer le conflit a priori, avant toute analyse de la nature du problème, le syndicalisme de ces lieux joue gros. Même si la grève du 18 octobre a été largement suivie. L'opinion n'est plus comme en 1995 dans l'esprit d'une procuration qui serait faite au syndicalisme du public d'exprimer son mal de vivre. Au mieux, cette pratique du conflit a priori a été perçue comme un baroud d'honneur toléré, au pire comme une grève de défense d'intérêt corporatiste.

Il serait tout autrement pertinent d'appliquer le rapport de force lors des négociations décentralisées dans chaque secteur des acquis compensatoires à la perte des précédents. Le syndicalisme pourrait prendre alors tout autrement à témoin l'opinion sur la réalité des privilèges supposés qui sont ceux de leurs mandants et le bien fondé des compensations revendiquées.

Et si nous n'en sommes pas encore tout-à-fait là, l'après 18 octobre va bel et bien être un rendez-vous avec le principe de réalité pour le syndicalisme. Ce principe de réalité ne sera pas sans effet sur les débats intraconfédéraux et cette fois sur le fond des choses. En l'occurrence, sur rien moins que ce qui clive le syndicalisme depuis sa naissance entre compromission et compromis, entre supposés révolutionnaires et réformistes. La tornade de réformes sarkoziennes ne laissera pas le syndicalisme indemne. Peut-être sera-t-elle l'artisane de la nécessaire recomposition syndicale attendue depuis des lustres. Une donnée loin d'être négligeable, puisqu'un changement du management des contrepouvoirs syndicaux ne serait pas sans incidence sur le nécessaire changement des managements politique comme patronal. Qui pourrait s'en plaindre ?



Henri Vacquin est directeur de Metis - Correspondances Européennes du Travail, publication ayant pour vocation d'analyser les faits sociaux issus du monde du travail. Il collabore également à Idée Consultants, cabinet de conseil en relations sociales.