Leo Widrich (COO de Buffer) "Nous pratiquons une transparence totale dans notre management"

Emails internes, chiffres stratégiques, salaires... Tout est public dans cette start-up spécialisée dans la gestion des publications sur les réseaux sociaux.

JDN. Pouvez-vous présenter le concept de Buffer ?

Leo Widrich est le cofondateur et Chief operating officer de Buffer © S. de P. Buffer

Leo Widrich. Buffer est un service qui permet de gérer et planifier des publications sur tous vos réseaux sociaux, que ce soit Facebook, Twitter, LinkedIn, Pinterest et bientôt Instagram. Il y a quelques mois, nous avons également lancé Respond, un outil dédié au SAV visant à faciliter les échanges entre une entreprise et ses consommateurs. Buffer ne possède aucun bureau, l'entreprise a la particularité d'être entièrement distribuée. Nous comptons une centaine d'employés à travers le monde.

Buffer est connu pour sa politique managériale très transparente. A quel moment avez-vous décidé de faire de la "transparence par défaut" l'un des socles de votre culture d'entreprise ?

Dès les débuts de Buffer, mon cofondateur Joe et moi-même avions pour habitude de publier du contenu en lien avec les expériences que nous menions. Nous parlions de ce qui avait bien ou pas fonctionné. Puis nous avons été plus loin dans cette démarche de transparence en publiant notre chiffre d'affaires mensuel ainsi que des chiffres d'audience.

Notre start-up était inconnue à cette époque et nous ne pensions pas que cela intéresserait beaucoup de monde… Pourtant, notre audience a commencé à croître et beaucoup de personnes nous ont écrit pour nous dire qu'elles appréciaient cette transparence. Nous avons donc décidé de pratiquer une transparence totale, que ce soit vis-à-vis des employés mais aussi des personnes extérieures à l'entreprise.

"Les salaires répondent à la formule suivante :  [Poste x Expérience + $10K ou stock-options] x Ancienneté"

Vous avez notamment décidé de rendre tous les emails publics au sein de l'entreprise. Existe-t-il des exceptions ?

Tous les emails sont effectivement publics même les échanges que nous pouvons avoir avec nos investisseurs ! Nous faisons cependant une seule exception : les feedbacks envoyés par nos collaborateurs. Car nous ne voulons pas que leurs réponses soient biaisées lorsqu'ils nous donnent leur opinion sur l'un de nos produits.

Cela représente beaucoup d'emails au quotidien, environ 1 000 par jour et par personne, mais tous ne sont pas à lire. Nous avons mis en place un système assez efficace de filtres pour faire en sorte que chaque salarié ne reçoive que les plus pertinents. En moyenne, chaque personne ne va lire que 10 à 30 emails par jour, ce qui est largement suffisant. Mais il est toujours possible d'accéder aux autres emails en effectuant une recherche.

Buffer est surtout connu pour sa transparence salariale. Sur quoi se base votre formule de calcul, que vous avez rendu publique fin 2013 ?

Cette formule prend en compte plusieurs éléments tels que le poste pour lequel vous postulez, votre niveau d'expérience et d'ancienneté. Nous laissons également le choix au futur employé d'ajouter 10 000 dollars à son salaire annuel ou bien d'obtenir davantage de stock-options. La formule est la suivante : [Poste x Expérience + $10K ou stock-options] x Ancienneté.

Nous prenons également en compte votre lieu d'habitation car si vous habitez à San Francisco ou à Cape Town, le coût de la vie ne sera pas le même. Un employé basé à Cape Town touchera logiquement un salaire plus faible. Pour autant, celui-ci ne sera pas aussi bas que les salaires pratiqués localement, car nous allons le rehausser par rapport au marché en utilisant ce que nous appelons la "Good Life Curve". Cette correction va ainsi permettre d'ajuster les salaires au marché local tout en évitant des disparités trop importantes entre nos employés.

Quels bénéfices avez-vous tiré de cette transparence salariale ?

"Nous ne recrutons qu'au sein de notre communauté d'utilisateurs"

Elle nous a d'abord permis d'attirer des talents ! Le mois suivant la publication de nos salaires, nous avons reçu près de 4 000 candidatures, contre quelques centaines auparavant. Encore aujourd'hui, nous en recevons en moyenne 2 000 chaque mois. Il n'est pas rare pour moi d'entendre des personnes me dire : "je veux travailler pour Buffer car j'ai l'impression de mieux connaître votre entreprise que celle pour laquelle je travaille actuellement". Le second avantage de cette démarche de transparence est de créer la confiance. Dans une entreprise, il n'est pas rare qu'il existe de la suspicion autour de qui touche combien, les salariés se demandent : "mes collègues gagnent-ils plus que moi ?". Avec la transparence salariale, vous vous débarrassez de ces histoires de bureau.

Il est facile d'imaginer également que l'un des bénéfices de cette formule est de gagner du temps lors des négociations de salaire à l'embauche ?

Effectivement cette question du salaire n'est pas évoquée lors de nos entretiens. Souvent, les candidats n'ont même pas calculé leur salaire avant de venir nous voir car connaissant l'existence de notre formule ils nous font confiance. Les seules négociations qui peuvent avoir lieu se portent généralement sur le niveau d'expérience du candidat, débutant, intermédiaire, avancé, ou master.

L'autre bénéfice de cette formule est qu'elle permet d'éliminer les inégalités de salaires entre hommes et femmes. Cette différence entre les sexes est complètement absente de l'équation, la formule étant la même pour tous. Nous avons d'ailleurs créé un calculateur à partir de cette formule qui est disponible gratuitement sur Internet. Et nous sommes très fiers de savoir que beaucoup de start-up l'utilisent !

Comment faites-vous pour filtrer ceux qui ne seraient attirés que par cet aspect financier ?

"Il faut que la transparence s'imbrique dans la culture de l'entreprise"

Si nos salaires sont plutôt bons, ils sont néanmoins loin d'être démesurés en comparaison de ce qui est pratiqué dans la baie de San Francisco. Notre processus de recrutement est également bien rodé, ce qui permet de faire le tri. Par ailleurs, nous ne recrutons qu'au sein de notre communauté d'utilisateurs. Nous demandons en effet aux candidats de nous fournir leur adresse email Buffer. Idéalement, nous exigeons d'eux qu'ils soient utilisateurs de notre plateforme depuis au moins trois mois.

Pensez-vous que cette transparence salariale puisse être mise en œuvre au sein de plus grandes entreprises ?

Rendre les salaires publics est souvent plus compliqué pour une grande société. Il faut surtout que cela s'imbrique dans la culture de l'entreprise. Dans le cas inverse, cela pourrait engendrer plus de dégâts que de bénéfices. Vous ne pouvez pas simplement rendre les salaires publics. Il faut que cette démarche de transparence s'installe progressivement et soit adoptée par l'ensemble des salariés.

Quels seraient vos conseils pour une entreprise qui souhaiterait adopter cette même démarche de transparence ?

D'y aller étape par étape. Commencez par exemple par partager avec vos équipes certains rapports ou statistiques autrefois réservés à l'équipe de direction. Ou bien rendez publics certains chiffres, comme votre trafic Web ou vos revenus. Puis observez les réactions dans l'entreprise, avant de décider éventuellement d'aller plus loin. Gardez en tête que plus vous donnerez d'informations à vos salariés, meilleures en seront leurs décisions ! Autre point important, votre démarche doit être sincère et authentique. Il ne faut pas le faire simplement pour attirer des talents ou pour faire du marketing en interne.

N'est-il pas compliqué de développer des produits et services innovants lorsque tous vos salariés travaillent à distance ?

Innover avec des employés qui ne se trouvent pas dans la même pièce est effectivement un challenge. C'est pourquoi nous organisons des rencontres d'une dizaine de jours deux fois par an auxquelles nous convions tous nos salariés ainsi que leurs familles. Ces retraites, qui allient vacances et  travail, sont mises à profit pour faire du brainstorming. Nous testons aussi actuellement l'organisation de  "mini-retraites" d'une semaine rassemblant seulement une équipe.

Quels outils utilisez-vous en interne pour faciliter la collaboration entre salariés ?

"La réalité virtuelle devrait faciliter le travail à distance"

Nous utilisons énormément Slack pour communiquer. Zoom est également très pratique pour passer des appels vidéo avec une centaine de correspondants en même temps. Pour améliorer la collaboration entre salariés, Trello et DropBox Paper, un service similaire à Google Docs lancé par Dropbox, sont également très utiles.

Il semble que de plus en plus d'entreprises font le choix d'être distribuées. Comment l'expliquez-vous ?

Il s'agit en effet d'une véritable tendance. De plus en plus de personnes, je pense notamment à la génération des millennials, ont cette volonté d'adopter un mode de vie nomade. Ils veulent pouvoir vivre où ils veulent. Ces jeunes sont à la recherche d'emplois qui leur permettent de voyager, et ce sont eux qui dicteront les jobs du futur. Côté entreprises, la technologie devrait continuer d'évoluer et je suis très enthousiaste en ce qui concerne la réalité virtuelle. Grâce à l'un de ces casques, vous pourriez ainsi vous retrouver dans un bureau virtuel et voir tous vos collègues comme s'ils étaient dans la même pièce que vous ! Cette technologie devrait faciliter encore davantage le travail à distance.

Leo Widrich est le cofondateur et COO de Buffer, une plateforme permettant de planifier des publications sur différents réseaux sociaux, qui a vu le jour en 2010 au Royaume-Uni. Il est diplômé d'un Bachelor en Management de la Warwick Business School.