Petit traité de manipulation : comment dire non

La manipulation est plus forte que nous. Et si nous l’utilisions à notre profit ? En disant non.

Il m’a fallu des décennies pour m’inquiéter. J’ai lu le best seller Influence, science and practice, du professeur R.Cialdini, il y a une vingtaine d’années. Original, amusant, sans conséquence. Mais, un jour, j’ai compris que ces techniques étaient partout, et qu’on s’en servait contre moi. Et que j’étais sans forces contre elles (qui n’a pas de failles et de moments de faiblesse ?). D’ailleurs, je suis soumis à l’influence depuis toujours, depuis un temps où la résistance était impossible. Pas étonnant que ma devise soit "j’ai toujours tort". Pourtant, pas question de complot. Les forces de manipulation veulent massivement notre bien. Mais, comme chacune de ces forces voit midi à sa porte, cela produit des conséquences imprévues, et du chaos dans nos têtes. Le seul choix que nous ayons serait-il entre désespoir et cynisme ? Cette chronique présente une troisième voie : dire non. 

Une question de respect

Le père d’un ami a vendu son entreprise, au Liban, et a rejoint son fils, en France. Depuis, il reproche au Français de mal traiter les télévendeurs. Personne ne leur parle gentiment. Lui s’entretient longuement avec eux. Achète-t-il ce qu’on lui offre ? Pourquoi ? Il n’en a pas besoin. 

William Ury, le spécialiste de la négociation ("la méthode de Harvard"), a écrit Comment dire non. En très résumé : pour que notre "non" soit respecté, il faut que nous respections l'autre. Et cela demande que nous nous respections. Balivernes de consultant anglo-saxon ? Ou règle de cohabitation sociale telle qu’on n’aurait jamais dû l’oublier ?

Respecter l'autre, c'est "l'écouter et le reconnaître", c'est, tout bêtement, le traiter en être humain. C'est se demander, sincèrement, qui il est, ce qui compte pour lui. Le respecter c’est lui donner une explication honnête. Une explication basée sur nos « intérêts, besoins et valeurs ». Il faut donc les connaître, ce qui demande une plongée en soi.

"Oui, non, oui ?" Voilà comment procéder, en pratique. Le premier oui est un oui à soi-même : voilà ce qui est important pour moi, dans la vie, ce à quoi je dis "oui". D'où un "non" qui est, simplement, ce que je ne peux pas faire compte-tenu de ces règles. Le tout finissant sur un "oui ?", qui ouvre une autre issue à une collaboration, qui découle du oui initial, et de ce que l'on comprend des talents et aspirations de l'autre.

Le non qui fait grandir

Attention, ce "oui ?" n’est pas du tout politesse. Il est, surtout, tout intérêt. Et si l’autre avait quelque-chose à m’apporter ? Du coup, chaque rencontre devient une chance. Chance d'approfondir la connaissance de soi, et chance de profiter de l'autre, pour réaliser un potentiel, inconcevable jusque-là, de se transformer, de "grandir". 

Un exemple d’application

Abstrait ? Une histoire personnelle. Il y a longtemps, j'ai négocié, les uns derrière les autres, le renouvellement de contrats "grands comptes". A chaque fois, un acheteur me disait : "Je veux moins cher". Je répondais, énervé (mais poli ?) : "Si nous baissons nos prix, nos équipes vont accélérer leur travail, pour des raisons de rentabilité ; d’où risque pénal, que je refuse. D'ailleurs, votre responsabilité est engagée avant la nôtre. En revanche, il y a des services pour lesquels nous sommes meilleurs que nos concurrents. Testez-nous."  Cela a si bien marché que les ressources de mon entreprise ont été saturées en peu de temps. Les prix augmentaient et nous gagnions de beaucoup plus gros contrats que les initiaux. Curieusement, personne ne m'avait demandé d’agir ainsi. J’étais mu par une conviction personnelle.

Non à la manipulation 

Et, maintenant, voilà pourquoi j’ai inclus cette technique dans ma série de chroniques sur la manipulation. 

Si l’on y réfléchit un peu, la manipulation a deux effets. Le premier nous fait penser faux. Si nous y échappons, nous ne sommes pas tirés d’affaire. Car, elle nous empêche de nous exprimer, sous la pression de l’opinion commune. La technique de W. Ury permet de découvrir ses convictions et de les expliquer, et de les faire respecter. 

Mon intuition est là. On ne peut rien faire contre la manipulation, elle utilise de tels moyens qu’elle aura toujours le dessus sur l’individu. La seule façon de ne pas céder est de faire émerger ses convictions. C’est une forme de vaccination. 

Pas de miracle. L’exercice est difficile. Peut-être prend-il une vie. Mais il a un grand intérêt. Car il a une conséquence imprévue : la découverte de soi. Qui dit mieux ?